dimanche 8 décembre 2019

Morphine Marignac, Monojet Monomaniaque

Evocation magnifique et d'une force rare, d'un monde de forcené forcément bien connu. D'un temps passé qui se répète à jamais dans la tête de personnages inextricablement siphonnés. Et qui se siphonnent entre eux, tordus, enchaînés par l'amitié, tête/fête cachant la défaite, mus par une certaine dévotion, la douleur et un amour dévoyé définitivement dévolu à la défonce.

Au début, j'ai eu du mal. Trois pages et je me disais : c'est pas possible, c'est de la littérature, je n'y arriverai jamais. Pour résumer et en d'autres termes, peut être que ça me gonflait, simplement.

Gracq m'avait fait ça : 15 incompréhensibles pages à arpenter tout seul sa plage temporelle, réelle, psychologique, bien à lui, sur laquelle il ne se passait strictement rien. Ou rien que lui-même s'interrogeant sur une foultitude d'insaisissables problématiques (d'une façon très elliptique, en plus). 15 pages à me demander ce que j'y foutais, sur cette plage, à même pas pouvoir me baigner. Il est vrai qu'au même moment, je lapais l'American Tabloid du bankable Ellroy, qui me transportait d'aise, d'ailleurs.
Et c'était bien ces instants-là d'emballement personnel, qu'une amie avait, volontairement et avec, je le sais maintenant, une malignité certaine, choisi de rompre en me disant :" tiens, au fait, faut à tout prix que tu lises ça".
A cette époque-là, je ne pouvais rien lui refuser. Alors, après promesse, j'avais ouvert le livre.
« Le beau ténébreux », ça s'appelait.
Gracq était l'exact contraire d'Ellroy. Il ne s'y passait rien. Mais rien de rien. A côté de la grande saucisse excitée de LA cumulant rebondissements exceptionnels à toutes les pages, avec des personnages people bien comme il faut pour vous graisser la gourmandise, Gracq faisait carrément poisson mort.

Au milieu de ces 15 premières pages bien arides donc, planté sur mon désastreux radeau au milieu d'une mer d'huile, sans autre perspective qu'un vide douloureux en et autour de moi, j'avais vraisemblablement failli y laisser ma peau. Avant de comprendre que c'était le prix à payer pour en acquérir une nouvelle, bien plus belle, bien plus profonde, bien plus sensible.


Et 15 pages plus tard, alors que la magie du verbe l'emportait à chaque phrase, j'avais compris et collé copine sur son piédestal définitif, pour le magnifique cadeau qu'elle venait de me faire. Et qui voulait dire, en gros : Fous en l'air tout ce que tu as dans la tête pour découvrir autre chose, complètement autre chose.

Comme des millions d'autres avant moi, mon cerveau avait pourtant bien été laminé par cette injonction tacite à "l'efficacité ", dès l'entame d'un bouquin. Erreur, que tout le monde semblait relayer, surtout les bellâtres d'un milieu qu'en vérité je ne connaissais même pas mais que je ne me privais pas d'imaginer quand même. Vous simplifier le boulot du cerveau n'aidait pas à son développement, bien au contraire, ça vous y éteignait la lumière à jamais.

Après ces 3 pages durailles, donc, j'avais enfin perçu l'écoulement (oui, revenons à nos remous) d'une voix, d'un style, de ces miracles de ruisseaux qui vous enchantent, cascadant gentiment. Mots d'orfèvre, choisis, précis, sans équivoque, au rythme de vaguelettes opportunes, flottant eux même comme les camés fantômatiques. Du récit, aux récifs. Là, ça prenait tout de suite les proportions du merveilleux. Du merveilleux noir, puisqu'en vérité, le ruisseau des personnages inscrits en ces lieux dévalait sa propre ruelle sombre et en pente, celle qui sent la pisse, la défonce, le plaisir éphémère et la souffrance d'être au monde.

Celle qui sent trop bien la vie.


Des personnages jouant au fou sur l'échiquier existentiel, avant de s'essayer aux délicieux vertiges de leur propre chute, voilà à quoi j'avais droit.
Et voilà ce que j'aspirais, courbé à mon tour sur le canapé, avec un ravissement infini.

Un bouquin magistral, par un styliste hors norme, parce qu'en définitive, si simple, parce qu'en finalité, si vrai. Là où chaque mot se marie au reste du fleuve pour s'y enfouir, disparaître et le nourrir.
Des auteurs tels te réconcilient avec la littérature, celle qui réussit, par je ne sais quel tour de magie, à te transformer la vie, et non pas à ce que tu te sentes rassuré ou que tu t'habitues. Ou pire, que tu "accroches". Avec demeuré de service t’agitant son mot fétiche, le seul qu'il sera d'ailleurs à peu près capable de répandre partout comme du lisier : "addictif ".
Non. Une littérature à te redonner l'âme où tu l'avais rendu : dans le caniveau. De celle qui t'hurle ses chevaux à la gueule, jusqu'à faire craqueler ta peau. Nu, cru, à vif, rires d’un pur-sang mêlé, afin que tu sois libre, parce qu'enfin ouvert.
Et pour cela, le minimum radical ciselé suffisait. C'était ça, son grand art, à Marignac, dans ce livre.

Feu ardent, animé par le vent.

Farce et tragi-comédie pure,
y avait plus qu'à jouer,
avec l'ordure.

Voilà. Ne pas vous raconter d'histoires, celle qui est dans ce livre suffit largement. Le résumé est au-dessus, sur la première image.
Ou décortiqué , chez Nyctalopes.

Merci à Jean François Merle de m'avoir, un peu mieux, je crois, fait découvrir le bonhomme.

Me reste l'ivresse infinie de savoir que je vais me retenter une traversée.








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