Le sens de l’image, de l'action mais également du songe immobile au cœur du tumulte, n'y aurait-il qu'un réalisateur et scénariste, de surcroît marseillais, pour pouvoir raconter aussi justement ce genre d'histoire ?
Finesse, virtuosité des dialogues, vraie poésie et retranscription tracée au cordeau de celle qui sied, j'imagine, au mieux, à sa ville, donc à son pays, Thierry Aguila délivre ici un récit palpitant aussi riche que passionnant sur Marseille. Cette Marseille, rencontrée une fois et traversée en bus, entre une voiture d'arrivée et celle qui m'envoyait ensuite à Cassis, et qui, malgré sa lumière, semble être un bien beau, mais parfois bien sombre, pays.
Un polar dans le feu de l’action mais tout en même temps en effleurement et en ressenti, ancré dans la matière-même des personnages, jusqu'à leur incapacité à décrypter et à voir venir tellement tout leur tombe dessus brutalement, les obligeant à improviser. C'est aussi dans ces interstices et cette faillibilité des personnages qu'apparaît le talent de l'auteur-réalisateur, ajouté à la richesse d’un parler local très imagé.
Habitude des comédiens, qui donne cette pâte, cette épaisseur, qui fait fermenter ces doutes, et déjà, quelque part, une vraie histoire (la sienne ?) offrant aux êtres leur puissance évocatrice ? C'est aussi cet équilibre là, fin et fragile, entre desseins, destin, caractères et tourments, puis fluidité d’un récit pourtant tout en suspension, qui font que rien de ce qui va advenir ne filtrera jamais.
Au-delà de ça, c'est avant tout d’une vie de docker dont il est question, par ce personnage si finement décrit qu'on le sent (le sait) emprunté à celui du père du réalisateur lui-même. Une connaissance intime de la vie ouvrière, donnant également un portrait et un triptyque passionnant sur la ville : Marseille, ton port, tes vies, durailles et désespérantes, des gamins des quartiers.
Alors, quand un cousin inconnu, jeune truand basé en corse, natif du même coin et au même nom, vient s'inviter à moitié sanguinolent dans votre garage trop bien rangé d'immaculé chef-docker, pénétrant ainsi et par effraction cette existence que vous avez rugueuse, droite mais digne, la machine huilée se grippe.
Loin de tout carcan cinématographique, ou d’une nécessité à devoir se plier à des obligations particulières sans même parler des contingences d’une équipe, Thierry Aguila n'aurait-il pas trouvé là un mode d’expression lui permettant (à défaut, puisque ce livre était à l'origine un scénario) d'étoffer ou de pouvoir creuser un récit, sa forme, ses personnages, mœurs, interactions, tout en allant plus loin dans les interrogations des personnes, ce à quoi elles se référent ou se confrontent ?
Un film, en nos temps où créativité et création semblent parfois réduites à peau de chagrin, peut-il restituer son tout aussi bien qu'un livre, puisque c'est de la matière et de la raison d'être de celui-ci dont il est question, étant donné que vous y êtes seul sur le pont de votre propre bateau amarré là où vous l'aviez souhaité ? (Avec l'éditeur, évidemment, qui vous guette du coin de l'œil, mais du quai).
Bref, plus que tout autre art, le livre ne permet-il pas de pouvoir aller jusqu'au bout de son propos, avec la possibilité d'en emprunter quelques pistes imprévues, des chemins de traverses, au sein-même du récit ? Comme lorsqu'on se perd dans la nature (volontairement ou non) et qu'on tombe sur un lieu, une route, un paysage, qui délivrent autant de possibilités d'émerveillement que de façons d’entrevoir et ou de prolonger la même histoire mais d'une façon autre ?
Bref, ce livre plan B ne serait-il pas plutôt une création number ouane ?
A mon goût, si. Puisqu’il est un vrai plaisir de lecture, un excellent roman noir et une véritable découverte de ces mondes qui s'entrechoquent et se ramifient pour le meilleur et pour le pire, puisque c'est d’une fiction dont il est question, mais de celle qui vous témoigne intimement et profondément de la ville et de ce qui la rend charnelle jusqu'à la faire palpiter tel un organisme vivant : veines, pouls, artères, jusqu'à ses poumons et au coeur de son coeur-même.
Le reste c'est ce qu’il se pourrait bien qu'il arrive (presque inévitablement), puisque la vie est moyennement faite de longs fleuves tranquilles : Trafic, attaque, bain de sang, cavale, planque, tentative de fuite, épineuse bisbille entre truands corses et locaux.
Avec Marseille, c'est un peu toujours la même histoire, mais là c'est tout autre chose et d’un tout autre niveau. Puisque vécue de l'intérieur et vibrante de vérité, écrite sur le fil d’une intensité qui ne faiblira jamais. Le passé et une histoire de famille qui vous reviennent en pleine gueule par un “minot” à bout de souffle, blessé, jusqu'au boutiste. Anto, mémoire du port et du passé ouvrier, au sein d’une vie de docker marseillais regorgeant d’anecdotes. Thierry Aguila offre aussi là un récit truffé d’astuces et de connaissances (visiblement 😄) du monde de la démerde comme de ceux de la petite et de la grande délinquance.
Puis enfin, cet amour absolu, indéfectible, du peuple, de tout horizon et de toute obédience, de ce qu'il en reste, de celui qui est resté en rade (du port ?) du management et autres symboles du monde malsain qui accélère, au dehors, au-delà, selon dockers. Cette amour desdits “petites gens”, qui sourd de partout : con de flic, p'tit voyou, gus à la ramasse, employé qui traficote et fait son beurre, l'observation d'une société qui ne tient presque plus que par ça, ses bouts de ficelles, ses pansements qui saignent, et quelque part, encore, son humanité au cœur du gigantesque océan de déshumanisation que sont aussi ces gigantesques quais de chargement et de déchargement. C'est ça que de se tenir les coudes sans jamais trahir le camarade.
Ce Marseille synonyme d'horizon et de voyage, pas de fuite de cerveaux - ceux-la-qu'ils-dégagent -, mais plutôt d’une fuite tout court parce que pas le choix.
Ville, truands, docks, ouvriers syndiqués ou non, ses quais, lumières, ses sons et ses odeurs, ses rites et ses rythmes, ses fluctuations et ses échanges, ses jours, ses nuits, sa mer, fauve, ses fauves et sa faune, puis enfin ses rives et cette jeunesse, qui dérive.
Quelques coquilles, inévitables, parsèment un chouille le roman, mais faites-en des coquillages et mettez-vous-les autour du cou, ça fera un joli rendu et un hommage mérité à la Méditerranée.
Bref, un magnifique polar orné de très belles histoires et une sacrée foutue belle réussite.
Un film ? 😉
Bonaventura, Thierry Aguila, Editions L'Ecailler
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