Je vais essayer.
Ça avait mal commencé. Surtout lorsque vous savez que vous en avez pas des masses vous-mêmes, de références. Ce bouquin en était truffé. Ainsi Claudel, Shakespeare, Godot, Genet, Du Bellay, Ronsard, Perec, Aragon, Apollinaire, Dumas, Zola, hypokhâgne tout entier peuplait ces feuillets d'usine alors qu'on leur avait rien demandé (et encore moins de la ramener).
Mais loin de s'en cacher et même au contraire, les références avaient visiblement soutenu l’ouvrier Ponthus face à un monde qui ne peut effectivement que vous désarmer ou bien, paradoxalement, vous réarmer autrement. Avec ce refus de juger, cette faculté critique mais aussi avec la quasi-obligation de ne rien dire propre aux travailleurs en tout genre et de tous métiers. On est payé pour, alors on va pas se mettre à critiquer (ou bien pour des améliorations).
Et puis personne t'a obligé, hein.
Ces références, c'avait été le monde de Ponthus et ce qui le fondait. Comment se passer de ce qui est nous puisque c'est chose la plus précieuse ? L’auteur le savait même si au début c'eut dû lui paraître encombrant, et surtout inutile, face aux jours-assommoirs qui ne donnent aucune réponse autre que d'y survivre comme on peut pour réussir à atteindre la date mensuelle fatidique du chèque d’avance. Ce qui, même si c'est le lot commun de l'humanité, et souvent son drame, n'a, en vérité, aucun sens, puisque comme dirait l'autre qui n’est pas la moitié d’une tarte, cavaler comme un lapin à tout bout de champs c'est pas ça qui fait faire société.
Le poète avait dit :
“Est-ce ainsi que les hommes vivent ?”
L’ouvrier, lui, entre deux lignes et dans un boucan dingue, avait répondu en hurlant :
“T’imaginais quoi ?”
Pour l'auteur, ces références semblent avoir été une porte de sortie, là où pour nombre d’ouvriers la seule porte est celle qui les y garde enfermés presque 6 jours sur 7, dans l'usine. Jours, mois, années, dizaines d'années, avec comme seule perspective le week-end espéré dès le deuxième jour de la semaine, ou, aussi, un peu, pour celles et ceux qui y restent, une forme de chaleur et de camaraderie dans ce bateau chancelant de la galère partagée, en guise de réponse.
Seulement, confrontées à la réalité, parce que l’usine n’est pas là pour te permettre de penser mais pour t’obliger à consacrer tes pensées aux gestes à effectuer en continu, tes références en prennent vite un coup dans le beignet. Alors s'y accrocher, comme à un horizon désormais inatteignable mais au moins, déjà, un horizon, là où il n’y a plus qu'un massacre organisé à grande échelle auquel on prend part d’une façon obligatoirement zélée.
Ce livre est grand puisque vécu et parce qu'il montre le cheminement qui te fait passer du roseau pensant au carré de bidoche anéanti par l'épuisement. La valeur travail, celles dont se servent dominants et affidés pour t’assassiner avec nous en criminels au bout de la chaîne puisque c'est en finalité nous qui consommons, l'achat déclenchant la commande, comme dans tout bon flux tendu.
“Just in time”, m'avait-on précisé dans un module de formation pré-usine.
Tu commandes une bagnole ? Boum, ça déclenche le fonctionnement de toute la chaîne, livraison, pièces, assemblage, fabrication, expédition.
Pareil avec la bidoche. Tu achètes ton rôti de porc, Leclerc lance sa commande et bim, l’abattoir met sa chaîne d'assassinat en fonctionnement continu grâce au frétillement d'une multitude d'intermédiaires jusqu'aux agences d’intérim, avant-derniers maillons de la chaîne.
Mais ce récit ne raconte pas seulement l'usine et ce qu'elle te fait, mais également le monde du travail lorsqu’il assomme physiquement et assujettit psychologiquement. Par exemple lorsqu'un changement d’horaire de la boîte d'intérim que tu ne pourras plus contester puisque c'est we et qu'il n'y a plus personne intervient, foutant en l'air ton covoiturage et t'obligeant à aller jusqu'à prendre un taxi pour te rendre à ton travail quinze bornes plus loin. Payer soi-même pour être payé un tout petit peu plus un peu plus tard. Si juste, ce sentiment de pouvoir devenir dingue à essayer de s'adapter à tout et n'importe quoi, et ce lorsqu'on se sent ne plus avoir le choix en rien.
Cette empreinte et ce fer rouge qu'on te plaque sur la gueule t’obligeant à te soumettre à cette indignité consentie, voilà le sort des précaires sous l'égide des colonies de cadres.
Et puis la bassesse, parfois, alors que l'épuisement guette. Entendre parler de “boucaques” (bougnoule-macaque) après les attentats de 2015, devoir supporter le collègue violent, le porc malsain fier de lui qui ne foutant rien ou n'importe comment, fout la merde dans ton travail sans en subir jamais les conséquences, ou les reportant sur toi, rajoutant un cercle à ton enfer.
Merci à Joseph P d’avoir si bien retranscrit et raconté ce que font et vivent des milliers de gens autour de nous. Et merci à nous de nous en souvenir et de ne pas oublier lorsqu'on va acheter sa barquette conditionnée ou sa bidoche au supermarché.
A quoi reconnaît-on un bon livre ? Il va à l'essentiel. Comme lorsqu'on prend une ligne de bus, descend à une autre, se glisse dans sa tenue de travail, salue la compagnie et qu'on s’y colle huit heures par jour.
Simple, pas le temps de mégoter, droit au but.
La forme, le genre et la fréquence du travail, loin de l'empêcher d'écrire, ce que fait généralement cette saloperie sur vous, ont apparemment façonné l’écriture-même de Joseph Ponthus. Et c'est heureux.
La fiction, je veux dire.
Parce que la réalité est moche même si l’on s'y accroche comme des poux ce qui fait qu'on est parfois des manuels ambulants de paradoxes. Et l'usine, elle, elle sait très bien y faire pour entretenir et même raccommoder vos paradoxes.
Elle vous occupe simplement jusqu'à vous habiter complètement.
L'enfer, mais par l’ouvrier lui-même, qui s’y soumet comme le troufion à son commandement, à sa boîte d'intérim qui le pilote sur un échiquier de placement. “Souplesse” disent les enfoirés, “flexibilité” renchérissent les collabos, qui connaissent la langue utilitaire, mais “pour votre bien et parce que vous nous l’avez demandé, hein”.
Et oui, vous y êtes venu tout seul, dans cette guerre. Puisqu’il s'avère que c'est une guerre, et de tranchées, et qu’il faut un cap, une direction, un sens (doublé si possible d’un challenge personnel (verbiage patronal qui connaît l’être humain et sa propension à la compèt, regardez tous ces matchs de foot dont on nous inonde). Exemple du cap/sens/challenge : passer quinze tonnes de bulots dans la journée.
Sinon c'est mort et agonie. Dans une guerre tu tiens le coup et tu te serres les coudes, déjà pour les compatriotes. Mais une guerre ne serait-elle pas aussi celle qui pare le combat d'une forme de noblesse ? À supporter chaque heure ? Après la première désespérance, finalement devenue habitude acquise avec la répétition des jours, à suivre la fréquence et à gagner en efficacité jusqu'à atteindre un vrai rythme de croisière, voire enfin de compétition, à devoir assassiner puis désosser des animaux jour après jour, à éponger leur sang ou nettoyer la merde des cochons puisque de terreur ils se seront chiés dessus avant d'y passer à leur tour.
Est ce qu'on s'y fait ?
Oui.
Parce qu'on se fait à tout.
Qu'est-ce que ça dit ou fait de nous ?
C'est une autre histoire.
Et puis demain sera un autre jour (travaillé).
Livre magnifique et puissant, mais dans sa simplicité et sa profonde honnêteté, humilité, doublée d'une vraie belle sensibilité, et qui se trouve être tout en même temps, témoignage de vie et souffle qui va avec.
Ce livre est l’épopée d’une vérité crue. Y a pas de chronique, de critique ou je n'sais quoi à faire face à une vérité crue, il n'y aurait que la limite des mots et ceux, forcément creux, de la communication, qui sont ceux de la manipulation, devenus ceux de nos sociétés, du monde et parfois même le nôtre, d'un réseau social à l'autre.
Une vérité crue, on s’la mange et on l'accepte sans commentaires. Ce que je n’ai pourtant pas pu m'empêcher de faire ici, ayant bossé quelque temps dans des secteurs avoisinants.
Mais nous sommes planqués, nous, ou la plupart, pas comme ses milliers de gens qui se le prennent tous les jours dans le nez, dans le corps, dans le cerveau, et généralement pour un salaire honteux. Alors se le rappeler. Lorsqu’on juge, condamne, détermine, ironise, ricane, ce quelqu’un qu'on a face à nous un moment et dont on moque la ou les pensées. Parce que pendant ce temps-là on ne voit pas d'où il vient et ce à quoi il doit faire face chaque jour et chaque nuit.
Un récit de survie. Comme il y en eut des camps, comme des carnets de voyages mais néanmoins d'un enfer choisi, celui-là, même si ensuite on ne sait plus trop.
Ce livre est LE livre. Mais attention, comme toute vérité au et du monde, il ne laisse personne indemne et c'est ce que doit, j'imagine, demander une épopée, car c’en est une. Celle à laquelle font face chaque jour des millions de gens là où ils se trouvent.
C'est ça, j'imagine, qu'il aurait peut-être voulu, Joseph Ponthus, que c’en soit une, d’épopée.
Parce qu’après tout, une épopée, c'est aussi la finalité voire la forme d'un livre.
Puis, entre quelques autres, presqu’anodine, cette petite phrase, vers la fin, adaptée à l'instant mais comme les prémices, déjà, alors qu’une porte de sortie s'entrebâille, d'une funeste prémonition :
“Il y a que je paierai cher demain ce texte écrit si tard”.
Point.
A la ligne.



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