mercredi 20 août 2025

Cloué quelque part à l’Ouest, sur Séverine Chevalier

Ni synthèse et encore moins prothèse, mais pas loin d’une thèse, puisque d’elle, j'ai lu finalement deux livres, son premier et son dernier.

Embrasser, aurait-elle dit ?

Recluses 

     Tel un petit Poucet, si Séverine Chevalier s'est enfoncée dans la forêt, c'est pour mieux vous perdre mon enfant.
Cependant, les cailloux disséminés ici et là comme autant de balises dans le récit devraient faire en sorte que vous puissiez vous y retrouver. Juste un peu. Pas plus. Parce que démerdez-vous sinon.
Par contre, les mots, eux, c'est son boulot et vous trouverez pas mieux pour les ciseler aussi finement et en faire des marteaux jusqu'à vous ébranler.
C'est comme lorsqu'on les cherche jusqu'à se suspendre (en) soi-même. Perché, l’on pourrait dire de vous que vous êtes, de l'extérieur, mais c'est pas tout à fait ça non plus puisqu’au contraire on est plus près que jamais de ce qu'on s'échine à scruter et à rechercher, mot-phrase-justesse pouvant donner à voir où à faire voir.

Il semble, et c'est probablement là une part de sa magie, que Séverine Chevalier ne cherche pas vraiment, puisqu’elle trouve intuitivement, et que ses mots sont exactement ceux qu’il faut et pas d'autres, ça pourrait faire radicalement frisquet dit comme ça, mais non, c'est comme un enrobé d'évidence mais façon martèlement et avec une relative douceur.

Immense aussi ce soin pris par l'autrice pour s'atteler au récit de la vie des gens, comme passés au crible d'une entomologiste hors pair, penchée de la même façon sur son microscope pour décrire ces micro-mondes volcaniques aux portes de l'implosion que nous portons tous en nous (ou presque). Ces supputations, ces penchants, ces inquiétudes, ces tourments, ces formulations intérieures, ces interrogations, qui nous laissent, elles, aussi, suspendues. À fleur de peau, pourrait-on dire. Mais avec l'autrice on rejoint l’épiderme du vécu qui va droit au but ; perfection dans le fait de dire l'indécision, l’instantanéité des pensées jusqu'à l'intériorité la plus profonde des personnages.
Dis comme ça ça fait tartine mais c'est beaucoup plus simple que ça puisque chez elle, ça coule de source.
Bref, elle est une orfèvre qui va à l’os mais pas exactement là où elle veut aller, puisque, et c'est l’autre versant de son talent, elle ne sait parfois pas tout à fait où elle va, étant donné que ça serait vers une sorte de poésie directe du dire instantané, qu'elle tend. Vers ce que les mots, eux, voudront bien lui donner.

Et puis il y a l’histoire, les histoires, et la et les façons de la/les dire lorsqu'elles viennent de plusieurs protagonistes.
Trois personnages : elle-même Suzanne, première narratrice, Zora cette fille en jaune qui se sera faite exploser dans une galerie marchande un jour, entraînant 15 mort dont un bébé, sa petite sœur muette et handicapée moteur Zia, qu’elle sortira de son institut pour l'emmener avec elle sur la route de sa quête visant à reconstituer le parcours et la vie de cette fille en jaune, et puis d'autres, tout aussi scrupuleusement décrits et embarqués, ou croisés en cours de route, comme sur la galerie de cette voiture qui zigzaguera partout à travers le pays suivant cette même quête, en filigrane de sa vie et de ce qu'a pu donner sa sorte de famille à elle : soeur-poids-mort qu’elle couve comme une mère, mère morte d'avoir trop fumé à ne rien dire devant sa fenêtre, et pas de père ou si peu, mais surtout pas besoin tellement c'est pire que tout.
Les voix désaccordées des protagonistes de la même histoire formeront alors une étrange mélopée, mais sans la moindre fausse note. Au contraire. Une vraie symphonie chaotique, accordée aux notes distendues des récits, jusqu'à ce chemin emprunté qui, soudainement, comme l'histoire elle-même, va déraper.

Mais qui est Suzanne, au fond ? Et qui est (vraiment) Zia ? Et qui était Zora ? Et pourquoi et à quoi bon, cette quête ?

L’ombre de la fille en jaune, toujours partout, reviviscence implacable d'un vécu choc et d'une mort explosive qui vous a, vous et le bébé, presque laissé sur le carreau ; le père de Zora, bonhomme désabusé chevauché pour ses secrets, ces êtres croisés qui auront peut être croisés la fille en jaune, des lieux, existences chaos et chaotiques ou perdues, machiavéliques et parfois même en quête de, et puis, et surtout, cette écriture, du souffle, de la respiration et du silence, pour dire et raconter.
Dans une langue si puissamment poétique qu'on pourrait presque s'y perdre, comme dans une forêt d'ailleurs, mais on s'y perdra jamais autant que les personnages face à leur psyché elle-même, dans leurs doutes, peurs et interrogations, ce qui revêt un caractère doublement troublant et rend l'œuvre elle-même si troublante.

L'on dit souvent d'une route que ça n'est pas son aboutissement ou sa finalité qui importe (point A, point B), mais le chemin lui-même et ce qu’il aura fait de nous.
Chez l’autrice, les deux sont vrais, se suivent, cohabitent, s’entraînent et se renforcent même dans ces entrelacs de vies qui racontent les liens entre les êtres et ces trames de personnages aux destins et aux desseins enchâssés.

Et si la fille en jaune n'avait été qu’un prétexte ou un détonateur, et pas forcément, seulement, celui que cette dernière aurait eu en main ?

Rarement autrice ne m’a paru brasser et embrasser la vie et son tout dans son ensemble, aussi bien et aussi puissamment jusqu'à la langue elle-même, qu'elle sonde en permanence.
Un livre impossible à résumer tant il est dense, profond, vibrant, vivant et poétique à la fois et une autrice comme il y en a peu, là où le secteur, et c'est heureux, ne pourra jamais la cataloguer ou la catégoriser complètement. Mais ça reste, et c'est là que la magie opère également, un vrai polar, ou du moins un roman noir, mais qui emprunte le chemin le plus obscurément lumineux du récit personnel.
La croiser à Penmarc'h (Goéland masqué), c'était croiser un rire. D’une démesure souriante ? D'une euphorie particulière face à l’existence (revenue de tout ?). De cette hilarité propre aux cerveaux en perpétuelle ébullition ? Ou le rire d'elle-même et de nous tous et de trop bien le savoir ? 
A moins que ce ne soit simplement la joie des autres, de les voir, de les retrouver, de les ressentir, de vouloir là aussi les “embrasser”, ou simplement d’avoir pu les rencontrer.
Elle en serait bien capable.

Ce livre serait-il l'expression d’un déluge qui charrie les êtres comme les pires secrets pour pouvoir mieux les mettre en lumière ?

De ça, et du reste, je ne vous dirai évidemment rien.

 

Théorie de la disparition


    Séverine Chevalier n'a vraisemblablement rien à voir avec le personnage principal de son dernier roman : La femme de Mallaury, l'écrivain important.
Et pourtant, sa façon de dépeindre le milieu du livre et des salons est jubilatoire. Les comportements, les gênes, les convenances, les convenus, les connexions plus ou moins fabriquées pour, les pas venus, les trop présents, les groupes qui rient beaucoup et les gens qui savent toujours quoi se dire.

Elle est la femme effacée qui fait office d’à peu près tout mais surtout d’organisationnel du mari, l'écrivain important, la présence enveloppante et rassurante, l’arrondisseuse d'angle, le souffle et la respiration palliative au cas où, la chose agréable qui se diffuse, l’accompagnatrice principale, bref, elle sert de justification et globalement de secrétaire et de paillasson quand le grand écrivain est ronchon et vous le fait savoir. À avoir été monté en épingle, ou caressé dans le sens du poil un peu trop longtemps, c'est que ça finirait par se la péter un peu, ces bestiaux-la. Mais ce qui est lumineux dans l’écriture n'est pas dans la description de l'auteur, mais plutôt en ce que la position et le rôle de la narratrice lui font devenir, toute en intériorisation lamentable de sa propre servitude, prose sublime dans laquelle l'autrice est irrésistible de drôlerie.
Puis un jour, glissement fatal. Un détail, un minuscule rouage, un mécanisme, une toute petite chose, mot échappé du cirque à ciel ouvert, petit caillou qui va tout enrayer et la faire basculer.
Séverine Chevalier est orfèvre pour faire de ces micros choses dans des micros moments, une obsession qui finit par tout dévorer et vous avec.

En parallèle, en filigrane, des souvenirs de sa vie et de celle, traumatique et pourtant très antérieure, de sa famille, mettant à jour ses failles et ce qui fait qu'elle se demande qui elle est et ce qu'elle a bien pu devenir, là, à suivre ce grand dadais bien en vue vénéré par tout un secteur d'activité.
Disparaître, alors, pour tenter de se réécrire ?
Séverine Chevalier brasse tout, l'histoire des personnages et ses mésaventures intérieures à elle, dans une gigantesque et touchante lessiveuse dont on ne voit plus le bout. C'est ça quand on est un buvard et/ou une éponge.
Autant ces constantes digressions ouvrant une porte sur un épisode de la vie de la narratrice pourraient être pénibles et n’amener à rien, autant elles complètent formidablement le tableau qu'elle fait d'un personnage et de sa vie et de ce qui fait qu'elle se serra retrouvée là, dans le récit et dans le sens de l’histoire-même qui est en train de se dérouler.

Le génie, ça doit être ça. Cette sorte de matrice implacable qu'est un esprit qui capte tout et enregistre tout d'un temps, d'un moment, et tout ce qu'il y a, l'autrice le dit si bien, “en dessous”, creusant la vie des êtres dans toute la multiplicité de leurs strates.


Séverine Chevalier se fout/moque des grands écrivains (de pacotille), elle ne s’accroche qu’aux micros détails, mais elle est elle-même, et probablement ne voudrait t’elle pas en entendre parler parce que comme dit plus haut ça ne sert à rien qu'à se brosser, une très grande écrivaine. 
Elle enfonce tout, et même s'il faut, et justement, les portes ouvertes, qui en deviennent alors tout à coup plus physiquement présentes que jamais au vu du soin et de l'application qu'elle prend à les dépeindre, les imaginer, les gratter, les repeindre, à en suivre et à en redessiner les contours, à en dire les traces, douleurs et vécus, comme de milles vies, à les raconter et à en raconter les fondations jusqu'à leurs raisons d’exister.

Ni disparition, c'est une présence à la vie rare et comme jamais, que nous avons là.
Ses récits sont immenses car ils ne disent rien d'autre que la lisière ou le liseré des choses. Et c'est le plus intéressant puisque c'est le dévoilement de ce que nous sommes. Cet ourlet, cette sorte d'interface qui gobe tout et voit tout. Cette lisière, cette frontière, cette ligne fine cachée dans le velours de nos êtres et de nos pudeurs qu’elle dépeint et dessine, cette tranche, épaisse ou moins, mais d’une vie comme jamais.

Allongé dans mon lit, probablement du fait d'un souvenir d’enfance très enfoui, j'ai toujours touché avec une jubilation curieuse ou le besoin d'être rassuré, cet ourlet, ce rebord de drap qui se repliait finement sur le bord et qui provoquait en moi un vrai vertige plaisant, une sorte d'extase intérieure infinie. Le monde aurait pu s'effondrer et ma vie arriver à ses dernières secondes que ce qui me ferait me sentir vivant et entier jusqu'au bout, serait de toucher avec deux doigts cet ourlet, le malaxer jusqu'à oublier l'instant et l'effet puissamment apaisant qu'il serait toujours susceptible de me procurer.
L’inconscient, mais le tactile et le sensible, finalement comme moteurs de nos actes et de qui nous sommes.
C'est d'une de ces sortes de liseré, d’ourlet, sur cette sorte de fibre et fil là, finalement sur cette crête comme d'une vague instantanée, que Séverine Chevalier retranscrit sa vie et la quasi-totalité des nôtres.

Et c'est quelque chose.


A noter : pour des portraits d'écrivains gratinés, lisez le remarquable :

-        Le grand écrivain, de Jean-François Merle, portrait au vitriol d'un personnage comme d'un monde par un vrai connaisseur.

-        “Les Âmes Déglinguées” de Claude Bathany, et deux de ses merveilleuses nouvelles “Être un auteur de romans noirs” et “Déjà trois cent mille exemplaires vendus” qui disent pour l'un, l'auteur phagocyté par sa doublure, pour l'autre, le manipulé par son futur éditeur. Jouissif.

 


 

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