jeudi 14 mars 2019

Baudelaire et Hemingway

L’écriture, c’est inintéressant comme vous pouvez pas imaginer.
Alors qu’un jour, avachi dans son canapé, j’ânonnais en fin de cubi sur mon génie méconnu, mon pote me coupa la parole : « Hé, Baudelaire, tu ferais mieux d’aller bosser. »

La putain de chute en piqué.

A partir de cet instant-là, j’arrêtai de me prendre pour Hemingway et envisageai un avenir laborieux mais respectable basé sur le travail.

Après des années à multiplier les boulots, je recroisai mon pote. Un contrat fini, plus d’emploi, jusqu’à satiété j’avais bouffé ma ration de mécanismes d’insertion m’ayant rendu accro à l’idéologie de la trouille, je fus toutefois, malgré le fait qu’il ne m’ait, et de tout temps, conseillé que de la merde, relativement content de le retrouver là.
Il venait de monter sa boîte et s’associait avec un pote sur un chantier. Il y avait beaucoup de potes, à l’époque, dans le milieu. Des potes qui, je le sus rétroactivement, ne le restaient jamais très longtemps.

Deux semaines plus tard, j’étais l’arpète des deux sur leur chantier commun. A la fin de ce même chantier, l’ex-pote empocha la totalité du pognon par une incompréhensible clause qui laissa mon pote à moi pantois de désespérance, puis se tira en l’abandonnant comme un étron dans ce garage où nous nous changions chaque jour.
Il allait nous falloir : Finir le boulot gratos, sans matos, sans véhicule, sans autre permis que le mien, sans bagnole autre que celle de ma copine et un miracle pour éponger les 12 000 euros de dette enfouis dans le fondement-même du monsieur en plus d’une copine barrée dans la nature qui ne le supportait plus.
Ca faisait beaucoup.

Ca dépasse tout, de voir un pote pleurer.
Ainsi, lorsqu’après sa submersion dépressionnaire il se tourna vers moi pour me demander : « Tu me suis si je te dis que j’ai un autre chantier, un gros ? »
J’ai à peine réfléchi avant de dire :
« Oui. »

La cambrousse. Loin. Une nationale, des champs, une route, une impressionnante longère environnée de deux conséquentes dépendances. Au centre de la cour : Papa, Maman, fifille, posant devant leur nouveau joujou-achat-acquisition-investissement.
Tout était à refaire. Les enduits, la maçonnerie, des trous à boucher, des joints, l’étanchéité, le drainage, des scellements, percements, ouvertures, dallages, bref la totale, sur les trois bâtisses. Alors que mon regard papillonnait d’effroi au vu des hallucinantes surfaces à se coltiner à deux, le client s’hasarda à demander à mon pote :
- Vous évalueriez à peu près à combien de temps, tout ça ? »
Mon pote répondit en me regardant moi, qui n’y connaissait que couic :
- 6 mois, à peu près…

L’œil du client se posa alors sur moi, l’arpète, comme si j’aurais pu avoir un avis particulièrement pointu à faire valoir.
C’était simple, soit je disais ce que je pensais « c’est n’importe quoi, on se casse, faut arrêter les conneries » et on perdait le chantier et je perdais ce pote qui ne me pardonnerait pas de ne pas le laisser se refaire financièrement, soit j’allais dans son sens à lui, le délirant complet, et on avait le chantier mais également la quasi-certitude d’y crever d’épuisement où d’une mort naturelle, vu le temps qu'on y passerait.
On ne contredit pas son patron.
J’acquiesçai alors à ce que je savais déjà être, malgré mon peu d’expérience, une aberration totale.

On s’est tué, à la tâche, et pour une misère. Petit à petit, je sentais mon corps chaque jour plus douloureux, je serrais les dents et le soir buvais puis m’effondrais, repartant le lendemain suer mon vin dès la première demi-heure. On avait l’impression d’être en guerre, dans nos tranchées, alternativement silencieux où bavard selon nécessité de l'instant et de la tâche.
Le soir, en camion, l’épuisement nous tombait dessus. Dans ma tête, le néant. Pas désagréable, cet état d’hébétude profonde. Juste la bouteille du soir puis l’effondrement, le sommeil de plomb et repartir encore et toujours au petit matin, à la première heure.

Les mois passent, les rapports changent. Ces gens polis deviennent de véritables ordures. Ils rechignent à payer, contestent le moindre devis, jouent constamment avec nous. Ils connaissent la précarité de notre situation et savent que nous ne sommes pas en position de force. Ils nous tiennent et nous font marner. Ils payent le plus tard possible, jamais la somme demandée. Petit à petit, nous nous sentons comme pris au piège. Ils grattent, pleurnichent et tu finis par accepter parce que tu as deux loyers de retard et que c’est déjà la merde.
Chaque jour, il fallait trouver les ressources pour remettre ça physiquement ET psychologiquement. Simplement pour espérer être payé.

Le client, à l’apparence d'un grand adolescent attardé, était un requin comme jamais nous n’aurions pu l'imaginer. Dès le début, nous l’avions surnommé Big Nose, du fait d’un appendice nasal proéminent. En vérité, derrière ses lunettes de faux benêt, il était un des pontes d’une multinationale de téléphonie mobile. Son bureau, au premier, donnait sur la cour. Il nous surveillait constamment, tout en donnant des ordres à une batterie de salariés dévoués. Des sous-fifres lui léchaient les roubignoles par téléphone, prenant des nouvelles de la famille, et si madame se portait bien, ce à quoi il ne daignait jamais répondre.
Nous entendions ces sortes d’échange, de notre échafaudage plaqué sur la façade. Nous étions les témoins de scènes étranges. Deux ans, ça vous laisse le temps de connaitre une famille.
Après quoi il souriait et venait nous faire des gentillesses, histoire de nous montrer son ouverture aux autres.
Sa femme était une grande bourgeoise hystérique complètement névrosée. Elle avait fait trois courts contrats en tant que prof d’allemand, après quoi elle était tombée en dépression. Désormais, elle aspirait à faire de la poterie. D’une dépendance, elle souhaitait faire son atelier haut-de-gamme avec étage rajouté (boiseries, enduits chaux, terre, plancher en chêne, ouvertures, etc), tout ça afin d’exploiter le grandissime potentiel de son talent, jusque-là uniquement réduit à nous taper sur le système.

Psychologiquement instable, dangereuse, à la moindre contrariété elle menaçait de crier et d’en appeler à son mari. Tellement que ça aurait pu en devenir loufoque, si en réalité ça n’avait été sinistre.
Elle ne foutait à peu près rien de sa vie, sinon sillonner cette région pauvre et agricole avec sa rutilante voiture noire, sa fonction consistant à amener sa fille à l’école le matin, puis à aller la chercher le soir. Ce qui semblait l’épuiser au plus haut point. Une activité intense, où elle signifiait constamment à son mari qu’elle n’en pouvait plus, s’adressant à lui en nous ignorant carrément : « Jâââcques, occupe-toi d’eux, moi c’est trop… »

La duchesse hystérique, outre le fait de reluquer mon torse nu lorsqu’il faisait très chaud et que j’avais le malheur d’enlever une couche de vétements, m’invita une fois à « prendre une douche » (Jâââcques déglutit drôlement). Puis, un autre jour, elle me demanda de l’aider à pousser sa tondeuse (un truc énorme, probablement parrainé par Alain Prost ou Ferrari) car elle s’était « cognée » à un arbuste trois cent mètres en contrebas du domaine, vers la lisière des arbres, à proximité du château.
Précisons tout de même que le mari était souvent absent, qu’elle me faisait constamment du gringue et qu’il n’y avait que les taupes du champ à côté et son mari à ne pas être au courant.

Pas dupe, je lui bougeai son engin qu’elle aurait parfaitement pu bouger toute seule avec toute la distance professionnelle dont j’étais capable, puis retournai à mon travail.


Ce chantier était immense. 450 m² d’enduits au total, des ouvertures dans des murs d’une épaisseur d’un mètre de terre, le tout menaçant généralement de s’effondrer, des dalles, tranchées, des tonnes de pierre et une petite bétonne dézinguée qui tournait sans cesse, encore, toujours, inlassablement, avec son couinement horrible. Chaux, sable, pigments, et moi qui cavalait comme un fou derrière une brouette alimentant constamment mon pote qui s’agitait dans tous les sens sur l’échafaudage, parfois jusqu’au soir.
Un truc de folie, qu’à peu près tout le monde aurait refusé, et à raison, sauf nous.

On a survécu je ne sais pas comment. Par amitié, je suppose.
J’ai arrêté ce travail et j’ai également arrêté de suivre les conseils de mon pote, même si je suis parfois revenu m’affaler dans son canapé. J’ai repris mon fil d’écriture de trucs et de machins. Après tout, c’est pas plus idiot qu’autre chose. Lui y est toujours, dix ans après.

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