Evocation magnifique et d'une force rare, d'un
monde de forcené forcément bien connu. D'un temps passé qui se répète à jamais
dans la tête de personnages inextricablement siphonnés. Et qui se
siphonnent entre eux, tordus, enchaînés par l'amitié, tête/fête cachant la
défaite, mus par une certaine dévotion, la douleur et un amour dévoyé définitivement dévolu à
la défonce.
Au début, j'ai eu du mal. Trois pages et je me
disais : c'est pas possible, c'est de la littérature, je n'y arriverai jamais.
Pour résumer et en d'autres termes, peut être que ça me gonflait, simplement.
Gracq m'avait fait ça : 15 incompréhensibles
pages à arpenter tout seul sa plage temporelle, réelle, psychologique,
bien à lui, sur laquelle il ne se passait strictement rien. Ou rien que lui-même
s'interrogeant sur une foultitude d'insaisissables problématiques
(d'une façon très elliptique, en plus). 15 pages à me demander ce que j'y
foutais, sur cette plage, à même pas pouvoir me baigner. Il est vrai qu'au même
moment, je lapais l'American Tabloid du bankable Ellroy, qui me transportait
d'aise, d'ailleurs.
Et c'était bien ces instants-là d'emballement
personnel, qu'une amie avait, volontairement et avec, je le sais maintenant, une
malignité certaine, choisi de rompre en me disant :" tiens, au fait, faut à tout prix que tu lises ça".
A cette époque-là, je ne pouvais rien lui
refuser. Alors, après promesse, j'avais ouvert le livre.
« Le beau ténébreux », ça
s'appelait.
Gracq était l'exact contraire d'Ellroy. Il ne
s'y passait rien. Mais rien de rien. A côté de la grande saucisse excitée de LA
cumulant rebondissements exceptionnels à toutes les pages, avec des personnages
people bien comme il faut pour vous graisser la gourmandise, Gracq faisait
carrément poisson mort.
Au milieu de ces 15 premières pages bien arides
donc, planté sur mon désastreux radeau au milieu d'une mer d'huile, sans autre
perspective qu'un vide douloureux en et autour de moi, j'avais
vraisemblablement failli y laisser ma peau. Avant de comprendre que c'était le
prix à payer pour en acquérir une nouvelle, bien plus belle, bien plus profonde, bien plus
sensible.
Et 15 pages plus tard, alors que la magie du
verbe l'emportait à chaque phrase, j'avais compris et collé copine sur son
piédestal définitif, pour le magnifique cadeau qu'elle venait de me faire. Et qui
voulait dire, en gros : Fous en l'air tout ce que tu as dans la tête pour
découvrir autre chose, complètement
autre chose.
Comme des millions d'autres avant moi, mon
cerveau avait pourtant bien été laminé par cette injonction tacite à
"l'efficacité ", dès l'entame d'un bouquin. Erreur, que tout le monde
semblait relayer, surtout les bellâtres d'un milieu qu'en vérité je ne connaissais
même pas mais que je ne me privais pas d'imaginer quand même. Vous simplifier
le boulot du cerveau n'aidait pas à son développement, bien au contraire, ça
vous y éteignait la lumière à jamais.
Après ces 3 pages durailles, donc, j'avais enfin perçu
l'écoulement (oui, revenons à nos remous) d'une voix, d'un style, de ces
miracles de ruisseaux qui vous enchantent, cascadant gentiment. Mots d'orfèvre,
choisis, précis, sans équivoque, au rythme de vaguelettes opportunes, flottant eux même comme les camés fantômatiques. Du récit, aux récifs. Là, ça prenait tout de suite les proportions du
merveilleux. Du merveilleux noir, puisqu'en vérité, le ruisseau des personnages
inscrits en ces lieux dévalait sa propre ruelle sombre et en pente, celle qui
sent la pisse, la défonce, le plaisir éphémère et la souffrance
d'être au monde.
Celle qui sent trop bien la vie.
Des personnages jouant au fou sur l'échiquier
existentiel, avant de s'essayer aux délicieux vertiges de leur propre chute,
voilà à quoi j'avais droit.
Et voilà ce que j'aspirais, courbé à mon tour sur le canapé, avec un ravissement infini.
Et voilà ce que j'aspirais, courbé à mon tour sur le canapé, avec un ravissement infini.
Un bouquin magistral, par un styliste hors
norme, parce qu'en définitive, si simple, parce qu'en finalité, si vrai. Là où
chaque mot se marie au reste du fleuve pour s'y enfouir, disparaître et le nourrir.
Des auteurs tels te réconcilient avec la
littérature, celle qui réussit, par je ne sais quel tour de magie, à te transformer
la vie, et non pas à ce que tu te sentes rassuré ou que tu t'habitues. Ou pire,
que tu "accroches". Avec demeuré de service t’agitant
son mot fétiche, le seul qu'il sera d'ailleurs à peu près capable
de répandre partout comme du lisier : "addictif
".
Non. Une littérature à te redonner l'âme où tu
l'avais rendu : dans le caniveau. De celle qui t'hurle ses chevaux à la gueule,
jusqu'à faire craqueler ta peau. Nu, cru, à vif, rires d’un pur-sang mêlé, afin
que tu sois libre, parce qu'enfin ouvert.
Et pour cela, le minimum radical ciselé
suffisait. C'était ça, son grand art, à Marignac, dans ce livre.
Feu ardent, animé par le vent.
Farce et tragi-comédie pure,
y avait plus qu'à jouer,
avec l'ordure.
Voilà. Ne pas vous raconter d'histoires,
celle qui est dans ce livre suffit largement. Le résumé est au-dessus, sur
la première image.
Ou décortiqué là, chez Nyctalopes.
Ou décortiqué là, chez Nyctalopes.
Merci à Jean François Merle de m'avoir, un peu
mieux, je crois, fait découvrir le bonhomme.
Me reste l'ivresse infinie de savoir que je vais me retenter une traversée.
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