dimanche 26 janvier 2020

Médée Médée, bleu Lithium éperdument / Kate Braverman


J’ai découvert Kate Braverman par son recueil Bleu éperdument dans la plus abrupte des réalités matinales, celle qui vous tire lamentablement d’un point A (lit) à un point B (boulot merdique).

Avec cette attention toute particulière due au fait qu’on sait ces minutes bien à soi, je dévorai ses nouvelles plus par nécessité que par désir, d’ailleurs, puisqu'il n'y a aucun désir dans le métro. Sa plume y dépeignait des tranches d’existences de femmes abimées qui, à travers le prisme de ma toute récente lecture de son Lithium pour Médée, ressemblent, j’imagine, à ce que fut un peu sa vie elle-même.

Ces quelques minutes (de fermeture au monde pour m’ouvrir à autre chose) servaient à me blinder à l’avance des collègues, voir venir leurs coups tordus, tenir à distance l’assassinat programmé de la ville, supporter le métro rempli avec sa musique débilitante fabriquée pour, me prémunir du chacun-pour-sa-gueule, de la défiance pour tous, et enfin résister pour ne pas devenir à mon tour ce gros bras fort-en-gueule tacitement encouragé par la fonction et ses milices actives, les corps de métier. Vêtements de chantier à mes pieds, j’avais donc dix minutes pour passer six stations et arriver.
Le soir, abruti au dernier degré, chose froissée dans le canapé, ma langue ne crachait plus que les poussières de béton et ces particules de ville qui vous tuent peu à peu. Le matin, ces pages me réchauffaient en prévision d'une journée plus glaciale encore. Je levais juste le nez à chaque station, comptabilisant, un peu angoissé, celles qui me restaient.

Ce bleu éperdument fut une de ces petites lumières qui me permirent de conserver en moi un peu de poésie et de désir. Il me disait que moi aussi, un jour j’avais écrit. Que moi aussi, un jour, je m’étais attelé à ce truc sans autre raison que celle d’une volonté de chercher éperdument un peu de beauté en ce monde. Petite voix fluette, faible, fragile comme un de ces rares ruisseaux du désert, qui, glougloutant tranquillement à flux aussi minuscule que continu, chuchoterait et raconterait la vie, les autres, le monde, entrevu, connu, inconnu, rêvé, voulu. Un monde-simulacre, à se fabriquer et à modeler, pour mieux y comprendre notre place et l’affirmer.

Dans ce métro bondé, chaque jour une nouvelle. Los Angeles, en moult tableaux de douleur et d’absurdité, des instants de grâce, d’envol pur, la cour des miracles d'un désarroi humain croquée par une plume virtuose, légère, fine, virevoltante et riante, subtile, criant l’amour et sa désespérance. Belle jusqu’au bout des tripes, touchante, sensuelle. Une vie accolée à d'autres bouts de vies, brillante mais corrompue comme un joyau noir. Dans sa quête alimentée par l’insatiable besoin d’aimer et d’être aimée, Kate Braverman possédait la distanciation humoristique des grands.


Cet interlude et ce livre me permirent de passer l'hiver mais également de préparer celui qui venait, en moi. J’avais fini le boulot et avais eu ce temps. La mort, parfois, vous permettait ça. Ma mère mourrait et je l’accompagnai jusqu’au bout, amour monstre explosant lors de ses derniers mois jusqu’à sa partance pour ces étoiles merveilleuses qu’elle avait créées de toute pièce pendant sa vie heureuse, pour moi, elle, pour tous ceux qui l’avait connue, rencontrée, aimée, qui avaient à un moment ou un autre croisé sa vie. Le verbe, son verbe, était « irradier ». J’avais été la résultante de ça, contaminé par ses radiations, enfant lumineux de cette même irradiation. Elle m’avait trempé, encré en elle pour l’éternité, l’indicible, dans la vie comme à jamais, dans la nécessité d’être soi et rien d’autre, elle m’avait ancré en elle comme m’inscrivant à la place du roi de sa propre mort.
Après son départ, et pendant longtemps, je ne trouvais plus, justement, en moi, que brume et mort.

Lisant récemment Lithium pour Médée, j’ai retrouvé cette mort terrible, mais scrupuleuse et compatriote de nous tous. Cette mort en attente, suspendue, si présente. Si présente qu’on s’accommoderait, à laquelle même on serait presque honoré d’être présenté. Cette mort qui caresse le récit, qui se fond en lui parfois, à mesure de l’agonie du père du personnage principal, auprès d’une mère avec laquelle elle retissera malgré tout des liens. Moi-même, je l’avais vu, cette mort, progressivement et soigneusement recouvrir ma mère, s’afficher sur son visage et glisser et lisser sa peau décharnée, cette peau de petite et frêle femme de lumière qu’elle avait toujours été. Comme si elle était venue la préparer à l’avance. Et je la retrouvais, terriblement vivante, dans le récit de Kate Braverman. Comme coutumière du fait, installée à sa place. Celle qui vous fait vous repencher sur votre histoire, et dans le roman, vous interroger face à l’agonie d’un père.


                                                                             
Lithium pour Médée évoque à la fois la vie et le passé du personnage principal, ses échecs, ses foirades majuscules. D’un mec occasionnel à l’autre. Aimés pourtant, profondément, et souvent malgré eux, mais ça ne marche jamais vraiment. Parce que rien n’est à sa place, et surtout pas elle. Venice Beach, LA. Ton paradis de carton-pâte couleur décrépitude, tes canaux lagunaires et mélancoliques sous le soleil couchant, lumières fantastiques d’un kaléidoscope venu tout droit du large, dans la lumière intense du matin et meurtrière du soir, dans ce ciel d’apparat bleu Californien.
Son passé. Gerald, étudiant impuissant illuminé, constamment fourré devant Star Trek, croyant avoir trouvé le sens et la symbolique du monde dans son simplisme débile de surdiplômé, dans son refus de voir et de vivre la personne à fêlures à ses côtés.


Puis retour au présent, la vie entre ses canaux, lumières et soleil couchant glissant avec langueur sur ces minuscules lagunes, surfant avec douceur sur les vaguelettes, auprès des ponts, pontons, dont chaque soir elle suit d’un regard mélancolique les ombres changeantes. Ce Venice Beach où elle s’est établie à proximité de Jason, ancien hippie devenu promoteur pour néo-hippie souhaitant s’installer au bout de la route. Jason qui la loge lui réclamant en échange les loyers de ses autres locataires car il est incapable de le faire lui-même. Jason le peintre, peignant des filles et des surfs de couleur, peignant n’importe quoi n’importe comment, mais tenant toujours à peindre. Jason qui l’aime à sa manière toute personnelle et qui l’initie au shoot de cocaïne bien fait. Came qu’elle finit par régulièrement s’injecter, car sa vie de girouette sans boussole, dans cette épreuve d’agonie et de recomposition, lui devient insoutenable. Jason, enfin, qui la maintient proie affective et souffreteuse, « femme qui a besoin de ».

Père Hopital Came




Dans cette infernale partie/patrie de l’Ouest, écrasée au bord des cieux et de la mer, j’ai longtemps pensé qu’il n’existait qu’un John Fante, aveugle, qu’un Henry Miller lui-même à l’agonie (1979/ époque de la première parution de Bleu éperdument) où qu’un postier alcoolique nommé Bukowski. Et bien non. Y naissait une magicienne, Kate Braverman, qui créait un continuum de chant d’amour à la vie.
Prends ta vie en main. Lui dit sa mère, dans une des scènes finales dantesques ou celle-ci, prise de rage, détruit tout. Parfois, l’on a plus de mots pour dire son amour quand celui-ci a été assassiné trop tôt. Ne reste qu’à se voir dans le miroir et comprendre qu’on est pareil.
Sa mère :
- T’as foutu quoi de ta vie ?
- Rien.
- Alors, t’attends quoi ?

Jason Came




Dans Lithium pour Médée, à cette fresque poétique sublime et personnelle s’ajoute une reconstitution filiale douloureuse. Ces lettres, entre deux cousines qui ignoraient leurs existences, auront amené Rose à une rencontre avec sa grand-mère inconnue, comprenant ainsi d’où elles viennent toutes deux, elle et sa mère. Sa grand-mère fut une expatriée dont la pauvreté, arrivée aux USA et des années auparavant, a fait qu'on lui a retiré ses filles, la mère de sa cousine et la propre mère de Rose, donc. Tout au long d’années d’intense solitude où l’on niait jusqu’à son existence, Grand-mère conservait chaque année les cadeaux d’anniversaire de ses filles, attendant des visites qui ne vinrent jamais. Cette grand-mère lui montre alors en ricanant ses derniers seuls compagnons : Des colonies de cafards, dans sa cuisine. Rose fuit alors le fardeau de sa mère, elle-même confiée enfant à des maisons d’accueil ou se succédèrent alcooliques, violents, violeurs, dégénérés de tout poil.

Enfin face à celle-ci, et contre sa baie vitrée avec vue sur Hollywood, symbole de réussite, elle retrouvera après une nuit d’ivresse son alter-égo enfin aimée : sa fille.

Ce livre est un grand livre. Le mariage entre le roman d’une reconstitution filiale terrible et une fresque poétique pure soufflée par une magicienne. Comme un livre de l’accomplissement de soi, merveilleusement accouché.
Kate Braverman a laissé là une œuvre qu’éditeurs et autres traducteurs feraient bien de s’approprier avant qu’elle ne disparaisse tout à fait. Avec elle, puisque récemment et à son tour, emportée par la mort, il se pourrait bien qu’elle chevauche désormais les collines, à l’est, où les nuages, à l’Ouest.

Ceux du soleil couchant sur la lagune, lagune mélancolique qu’elle n’aura finalement jamais su quitter.








Bleu éperdument et Lithium pour Médée - Quidam éditeur

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