jeudi 9 janvier 2020

L'icône, Thierry Marignac


Marignac me semble définissable par deux caractéristiques principales :

 Une belle capacité à ouvrir sa grande gueule (et à raison. Dans un monde de tortueux soubassements où tout le monde se tait ou semble fureter en chaussons, donnant cet étrange sentiment de légions de fantômes un peu trop souriant qui raseraient constamment les murs (pour préparer la sortie d’un nouveau livre ? Par crainte des murs eux-mêmes ?), une vitalité pareille, moi ça m’émeut).

 Et celle qui s’en suit naturellement (même si elle n’explique pas tout, loin de là) : La liberté prise. Que le monsieur se donne pour envoyer chier tout le monde (pratique toujours salutaire, faites ça entre vos séries de pompes et vous verrez le changement), mais surtout pour écrire, voyager, traduire, rencontrer, vivre, voir. Ferment ou bouilloire de la littérature : D’où s’écouleront expériences, récits, histoires, souvenirs, soutenus par une pratique assidue de l’écriture, de la traduction, avec une passion pour les auteurs très particuliers, généralement peu en vogue.
Bref, ce qui n’est plus si commun que ça, quelqu’un avec un monde à lui, simplement, et qui ne transigera jamais, matière rare dans un monde de copinage parfois très exacerbé.

Je n'en fais pas une obsession, même si j’enquille un deuxième billet presque d’affilée à propos du bonhomme sur ce blog. Je viens surtout de finir la lecture d’une troisième livre de lui (L’Icône) et il me paraissait plus que nécessaire, voir judicieux, d’essayer de trouver une nouvelle fois les mots pour en parler. Et d'une façon différente du premier (MorphineMonojet) puisque le livre, en lui-même, est bien différent.

Entretemps, évidemment, il a fallu que j'en découvre un autre (oui, je cumule), sur lequel je ne m’étendrai pas, parce que je ne voudrais pas virer monomaniaque non plus (Il y est question de cargo, et de sobriété dedans, vous trouverez tout seul).
 
Marignac ne joue pas à écrire, il écrit. Il ne joue pas celui qui pourrait te dire d'aller te faire foutre. Il te dit d'aller te faire foutre, et c'est dix mille fois plus vivifiant qu'un aimable travail en partenariat avec le lecteur afin de mieux répondre à tes attentes, ami. Parfois, il faut pouvoir se rentrer dedans. Parce qu'en finalité, paradoxalement, ça réduit les conflits que trop de malentendus pourraient faire perdurer et ça semblerait même garantir une certaine réjouissante qualité.

Bref, donc.
Après un Morphine Monojet adoré (lire blog) et un cargo Sobre plus difficilement (mais toutefois agréablement) avalé (pas pu passer moi-même le cap de la sobriété, trop navigante à mon goût, n'ayant pas le pied marin), dans ce roman L'icône, j’ai un peu plus découvert l’univers de Thierry Marignac lui-même, et son parallèle humain en ce personnage du "conseiller" (également traducteur de russe) d'un étrange "grand homme". Ce conseiller, attaché à la « cause », accompagne, suit, "conseille" donc, ce personnage sensiblement supérieur à lui, à la fonction encore obscure.

C'est un livre politique autant que poétique, d’une virtuosité rare, racontant la déliquescence des "causes" à défendre et la déglingue du monde, entre deux époques et vue de lieux très différents.

Le récit prend un atour très particulier parce qu'il est raconté dès le début par le "conseiller" lui-même, établi à New York depuis 2010, mais qui reconstituera son parcours et son passé par flash-back à partir des années 80. De la France à l’Angleterre, en passant par la Russie et l’Ukraine, l'histoire du monde face au chaos suite à l'effondrement du bloc soviétique.
Traverser le monde mais n'en rester plus rien. La poussière comme fondement, comme fondations ? Inutilité de combattre ? De croire en quelque chose ? En effondrant volontairement une partie de lui-même, le monde tout entier semble être tombé bien bas.

Surgissent des personnages de toute nature, de l’Europe aux États Unis, et à Brooklyn, la spécification traducteur russe du personnage l'invité à rentrer en contact avec cette diaspora (et tout ce qu'elle trimballe de plus foireusement communautaire) de la grosse pomme, principalement implantée (jusqu’à noyauter les pouvoirs publics locaux) à Brighton Beach, Brooklyn, New York (Voir  Little Odessa, de James Gray).


La littérature a ça de riche qu'elle fait parfois œuvre de récit de l'histoire d'une bien meilleure façon que l'histoire elle-même, qui ne dit rien de particulier si on ne la convoque pas.
Car c'est de vie et d'être habitée, vecteur d'une bien meilleure transmission et d’une compréhension plus large, qu'il est question. Et la distance dans le temps, 30 ans, permet justement ça. Plus besoin de plisser les yeux pour voir, pas si loin de nous, la perspective et la façon qu'elle a eu de devenir désastreuse, l'histoire. Et enfin, désormais, sa sinistre uniformité capitalistique en temps réel quasi-illimité (dans un monde pourtant plus que fini, où plutôt prêt à exploser). 

Ce livre est également une histoire d'amour et de passion entre deux êtres, autour de cette "cause", visant à retrouver un pays digne (où un peu plus, on ne sait pas) après le déglinguage de l'URSS. URSS dont la fin sonnera le glas de l'humanité tout entière, lui enlevant son sens, sa confrontation d'idée, la faisant sombrer, l'enfonçant la tête sous l'eau d'un capitalisme total de plus en plus meurtrier.

L'URSS s'effondre redevenant Russie.
"Le grand homme" aurait rêvé ça, mais il aurait cauchemardé du résultat, lui qui ne survivra pas au tournant des années 80-90. Ce n'est plus la "grande" Russie, ni une Russie rêvée où fantasmée. Non, c'est un bordel clinquant à ciel ouvert explosé en satellites, se dévorant lui-même, piloté par des crevures ultra-libérales, des hommes d'affaires véreux et des mafieux sans scrupules et où, pendant la décennie 90, la population se verra appauvrie et détruite comme jamais.




Dans ce cadre, et à la suite de ça, pourquoi conserver un parti Antitotalitaire lorsqu'il n'y a plus de totalitarisme puisqu'il n'y a plus d'Union Soviétique ? La question deviendra lancinante mais n'obtiendra aucune réponse.
D'année en année, le glissement et la perte de sens opéreront donc leur travail de sape, en parallèle d'une perte de sens du monde, l'abandonnant en s'abandonnant définitivement au seul "réel", facilement praticable, et en vogue : le marché.

Intervient alors ce récit cocasse mais finalement tragique, justement, de l’Ukraine, alors que le conseiller finit par travailler comme intermédiaire traducteur entre un banquier anglais et un agent immobilier Ukrainien qui brade une vieille cité des étoiles Interstella (ancien centre spatial). Le conseiller va œuvrer en mèche avec l'ukrainien pour fourguer au mieux la cité à la banque anglaise afin que ça devienne un gigantesque centre commercial accueillant les plus grandes marques capitalistiques du monde (Apple, Samsung, etc..), jusqu'à ce que tout à coup, celui-ci lui avoue que tout sera pipeauté, noyauté puisque corruption généralisée des services de l'état Ukrainien.
  




Il ne restera donc plus aucune pureté, celle que le conseiller cherchait au moins à retrouver dans l'effondrement de l'Ogre, plus rien de ce souhait d'un minimum de dignité, et il fera alors ses bagages fuyant l'Icône, devenue une sorte de gérante de multinationale, et dans le même mouvement, l'Europe.
Impossible de ne plus faire qu’un "boulot », en plus sous la bannière mensongère de la « Cause ». 
Il n’y avait d’ailleurs plus de cause, seulement les conséquences merdiques de ne plus en avoir du tout. 






Le conseiller, tout juste de retour d’Ukraine.



Étant raisonnablement inculte, je ne connaissais de la Russie et de ses auteurs que quelques classiques que je pratiquai tout seul en bibliothèque entre deux contrats d'insertion et d'intérim lorsqu'un chômage rémunéré me le permettait. L'école avait failli avoir ma peau, et par sa marche forcée, mon renoncement à vivre, à rêver, à créer. Il avait donc fallu que je me tire de cet apprentissage larvé de l'ordre social pour apprendre le monde (et les livres), tout seul. Comme toutes les nationalités, j'ai eu donc MES russes : Gogol, Dostoievski et quelques autres.
Et enfin, parce que j'allais pas refaire chez moi cette éducation nationale pénible plus ou moins fabriquée pour les fils de, que j'avais fui, j'allais un peu farfouiner chez les russes modernes pour y dénicher ma pépite : Victor Pelevine, fin des années 90.
Snobé ou vénéré selon le salon occidental (et le marché) en vogue, je m'en foutais, ce type à lui tout seul m'en disait bien plus que tous les philosophes, journalistes, profs, sociologues, vendeurs de soupe du moment à absolument suivre.
Sa Russie à lui, ou ce qui en restait, et le lupanar géant qu'elle était devenue, il m'en parlait mieux que quiconque.
Dans ses mots, ses histoires, dans les trajectoires de ses personnages, cette perdition absolue, cette perte de soi, du monde, cette destruction massive de repères et de perspectives (la flèche jaune), ce monde d'apparat et de fantasme (parfois comique d'en être si délirant) qui se déchire pour faire apparaître une vraie réalité bien moche (Omon Ra), en vérité cette nouvelle "liberté" n'était finalement pas libératrice du tout, bien au contraire.
Ce Pelevine des années 90, qui parlait si bien de son pays et du ressenti d'un peuple à la dérive, c'est comme si je le retrouvais dans le récit de Thierry Marignac, L'icône.
L'Union Soviétique n'était pas une panacée, mais ce qui était apparu sous la vague bannière mensongère de « liberté » et de "démocratie" n’était qu'un simulacre obscène et qu’un mensonge fabriqué pour draguer grossièrement acheteurs internationaux et investisseurs étrangers. Et le pire, c'est que ça avait particulièrement bien marché.

A distance géographique, et dans le temps donc, les deux écrivains se rejoignaient.


En France, "Les illusions donnent sur la cour", avait si bien dit Gainsbourg.
Le parti Antitotalitaire (Son dirigeant en occident est "Le grand homme") se retrouve dans les années 80 salle Pleyel. La fille du "grand homme" est cette encore toute jeune "icône" (d'alcôve) dont tombera amoureux (après avoir été amoureux de la cause) le "conseiller". Dans ses réunions propres à attaquer le régime soviétique, on trouvera un libraire, ancien maoïste revenu de tout, et surtout de sa gigantesque erreur d'avoir passé, par conviction, des années en Chine pendant la révolution culturelle, des caciques d'un régime rêvé, des philosophes français, parisiens, pitoyables dans leur revirement (du genre à avoir soutenu Pol pot, d'autres tortionnaires et d'autres régimes de tortionnaires), un conseiller de la CIA, ravi du spectacle et de l'existence de ce genre de lobby (tant qu'on peut attaquer le communisme) et d'autres.
 



Se succéderont un discours du grand homme, alors que le conseiller semble déjà prendre ses distances pour se rapprocher de l'icône, une interview du libraire par les philosophes ("ils ont des bons plans dans l'édition"/ malgré son dégoût d’eux), et les premières œillades entre la fille du « grand homme », l’icône (héritière du mouvement) et le « conseiller ». Leur relation aura commencé là avant de s'éteindre à l'image de la cause.

 



Après la chute de l'URSS et du mur, la deuxième partie des années 90 verra l'arrivée à Londres d'une nouvelle sorte de diaspora, ces "nouveaux russes", l'Angleterre étant une des patries de l'ultra libéralisme le plus décomplexé. Les antennes entre vieille Europe et Russie nouvelle offriront donc une multitude de possibilité de contrats, solides et véreux en même temps, le conseiller ne devenant plus, à cette occasion, qu’un type utile (puisque traducteur) faisant un boulot.
D’une cause à la simple nécessité de bouffer chaque jour, qui vous fait perdre toutes perspectives, tout désir, toute croyance et toute volonté en un monde meilleur, ou en l’amélioration de celui-ci.





Livre entier, livre complet, livre bien plus profond, riche, complexe, qu’il pourrait n'y paraitre. Livre utile et œuvre salutaire.

Restent la lumière et l’illumination d’un nouveau monde, à fabriquer, peut-être, une aube nouvelle, un rêve à trouver, à fomenter, à accomplir, et déjà une vision à chercher, à trouver.

Ces très belles dernières pages sur New York, à la fin, comme le pouvoir d'évocation d'Henry Miller, ou celui de Blaise Cendrars, qui à leur tour, le cherchait, ou en dessinait déjà les contours, de ce nouveau monde.

Bref, à lire le bonhomme, la compréhension se fait très vite. Il y en a très peu, des écrivains. 

Et c’est probablement l’idée la plus réjouissante qui soit.

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