vendredi 29 mai 2020

Exemplaire, mon cher (Carl) Watson.

10 livres, 10 tableaux, 10 chansons, 10 jours.

Fourgue ta came, grossiste,
Cultura culturiste,
Conforama conformiste.
Algorithme perroquet, 

médaillé Zuckerberg de l’année ?

Et si, puisque constamment répétée, cette injonction sociale (nommé, nominé, défié, aimablement doigté) finissait par devenir norme obligatoire, horizon indépassable ? Un livre serait-il plus souhaitable sans explication, sans critique, sans rien ? Et surtout sans mots, puisque les mots, hein, paraît qu’y en a d’dans ?
Le livre affectation-biblio, code-barre en librairie, habillé par un modeux nommé charte graphique, n'est-il plus qu’un visuel réduit à sa capacité à nourrir Grollimard et Grousset ? Une photo de tasse à café accompagnée du copié-collé du babouin de service convoquant paresse intellectuelle pour mieux pénétrer celle de l’époque ? En bon gros vrai publicitaire ?

Le but d’un livre est de faire ressurgir la vie. Ni façade repeinte ni nombrilisme exhalant sa propre fadeur, le livre est une guerre (et pas celle de l'autre empaffé) et la volonté d’un crime. Un bain de sang, des tripes à l'air, le don d’une vie et un besoin de destruction comme de restructuration. Et non pas ce qui est péniblement dégluti partout : opportunité, placement de produit, possibilité d’un marché (à défaut d’une île).
Marc Lévy, ce libraire.
Des gueules. Des gueules qui se présentent et se surreprésentent. Le livre ne mourra pas, il est transmissible, mais l’homme, lui, il est irrécupérable.

Si les termes sensés forcer la vente sont bien des appeaux à gogo, ils témoignent pourtant, parfois, de l’arrivée d’un petit miracle. Tel Carl Watson, tour à tour artificier, artisan, orfèvre, voyageur pauvre mais d'une extraordinaire richesse. Si l'humanité menaçait de disparaitre d’un seul coup et qu'on devait choisir mots et phrases pour témoigner d'une civilisation, prions bien fort pour l'embarquement de la totalité de ses livres dans la capsule du futur.

Watson retisse les mondes traversés. A l’image d’un Kerouac, sur et en bordure de route, puisqu'avant tout, il y est question de voyage.
Tanya et Frank traversent les USA en disant le monde zoné, rejoignant Eileen, Camille, Reggie et d’autres errants, cabossés cahotant, camés ensoleillés, trainards entortillés, à Los Angeles.
L’art de Watson fige le monde à en faire miroiter et réfléchir les facettes sensibles. Arrivé à destination, la galerie de personnages sera dépeinte à travers son prisme avec la même justesse et constance que la luminosité particulière du lieu lui-même. Là qu’il observe, un pas sur la route, l’autre sur le bas-côté, afin de mieux voir et dire, la route, son mouvement et tout ce qui se passe en lui comme à des kilomètres à la ronde. Carl Watson ne se fond pas dans le décor. Il est son scénariste et tous les techniciens de son propre cinéma. Il orchestre. Son décalage particulier, fait de multiples échos d’une voix mélangeant scintillement, harmonie et musicalité, donne le vertige jusqu’au cœur de la tournure des phrases. Il n’y a pas de nœud, dans le style Watson, il n’y a qu’une forêt et une multitude de lianes. D’où, cette fulgurance de phrases formant un tout aussi fou que parfaitement cohérent comme disait Bukowski de son Fante trouvé en bibliothèque. Carl Watson, lui aussi, demande à la poussière, mais à celle de cette route qu’il chevauche à moto.
Et dans son univers de boucher caressant sa viande, qu’il détend avant de trancher, les destins filandreux s’enchevêtrent. Se dessine alors la peinture d’un univers écaillé, en escalier, en espalier, qui plonge dans les profondeurs, un monde passant de la lumière à la noirceur mais toujours habité d’une vitalité hors-norme. Seuls les lieux tiennent encore dans cette dérive illuminée par une note pure, un sentiment bleu, un paragraphe hallucinant coulé dans une plume limpide.


A l'inverse de ses trois précédents, hallucination suspendue dans « une vie psychosomatique », vertigineuses et vibrantes nouvelles pour « Hank et le cœur de craie » et « Sous l'empire des oiseaux », Carl Watson s'ancre là à raconter une errance.
Kerouac et Miller, vrais contempteurs de L'Amérique, voyageaient avant tout à l’intérieur d'eux-mêmes. Carl Watson, plus "réaliste" que jamais, décrit les humains et leurs bas-fonds avec la plume précise et habitée de celui qui y a longtemps trainé tout en ayant réussi à s’en extraire. Les cloaques, les microcosmes, les pataugeoires intimes dans lequel baignent les nauséeux. Les bouillons de culture qui en sont dépourvus et qui n’ont plus que méchanceté, cruauté, rage, rire où chaleur, pour émerger (émarger ?) un peu.
Burnside, tes 6 bars, tes tueries dans les coins sombres, tes filles ravagées soumises à des dingues, tes camés sans fond, toiles d'araignées viscérales au plafond, tes lumières obscurément pastel. Tes baises avec ou sang la langue.
Puis, les saisons, puisqu’il faut bien trimer à vivre et remplir et le réservoir de la moto et sa vie à soi, tout simplement, parce que l’usure du monde guette déjà, en ces années 70. Lui et Tanya, des mois au ramassage des pommes avec cette humanité singulière, plus à l’arrêt qu’en marche, abimée mais toujours debout. Surtout quand c’est pour assassiner son voisin. Une cour de miracles où se succèdent errements et soirées au coin du feu, à tout jamais le dernier qu’ils trouveront sur leur route. Ce feu jaillissant de l’âme ténébreuse mais jamais du cœur. Ce feu de colère, de vie, parfois de cynisme, ce feu du récit qui se cherche à chercher des histoires. Des vies racontées à l’intérieur de vies qui ne se la raconteront jamais. Puisqu’elles sont pauvres, et ne tiennent plus qu’au fil d’une jambe. Ivresse, psychique décapé, physique entamé, sombrer dans les eaux noires.
L’air de rien, où de jouer un air de swing bien particulier à lui, Carl Watson recompose ses années de formation à l’errance, celle d’un Rimbaud à permis de conduire qui écouterait tout ce qu’il peut entendre et percevoir du monde.
Un attrayant récit de vie qui pourrait nous échapper lorsqu’on rejoint la niche du conformisme social.
Watson ne taille pas seulement le commun, il dit ce que, tranquillement, terriblement, nous devenons. Notre errance et notre dérive sans comprendre, le mouvement des glaciers qui fondent et l’humanité, déjà usée, qui ne s’y écoulera bientôt plus qu’en flaque.
Ce récit tour à tour fantasmatique et réaliste raconte l’humain échoué. Du troupeau commun à l’individu violemment consommateur, deux sessions antagonistes adoptées par tout un chacun pour survivre mais surtout deux entités mortifères qui se font face jusqu’à finir par écrabouiller toute velléité à la singularité.
Restent ses compagnons ramasseurs de pomme, et sa Tanya, et ses trainards, et ses très incertains compagnons de route où de quartier prêts à se trahir l’un l’autre à tout bout de champs. Et puis ses embrouilles de rues, ses hippies cramés au soleil et consumés à la dope, ses trimards alcoolos peuplant en continu les bars de Burnside, puis, enfin ce Chicago de perdants qui continueront à se battre indéfiniment contre eux-mêmes.
Carl Watson témoigne de notre part d’humanité, celle que les systèmes économiques, politiques, techno-scientifiques ont progressivement évacué, puis irrésistiblement détruit. Avant même l’heure d’une technostructure devenue criminelle (pressentie dans ce récit), celle du numérique, du médiatique, de l’hyper individualisme internet qui ne sert que deux fonctions aliénantes, emprisonnant et empoisonnant l’homme : Le E-commerce, palliant le commerce lui-même qu’il aura préalablement détruit, et la préfiguration d’un système de surveillance de masse organisé et de soumission globale intégrée.

Restent les mots, qui chercheront toujours à s’arracher à leur destruction massive du fait d’une trop grande collusion/soumission à la machine servile de la communication, pour s’attacher à continuer à dessiner, de la plus jolie manière, l’humanité fragile, chancelante, pauvre, mais bien réelle, elle, au moins.


A contre-courant rêvent les noyés, Carl Watson, Editions Vagabonde.

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