mercredi 28 février 2024

Désintérêt, inintérêt, cynisme et volonté de nuire sont dans un bateau

     Sur The Zone Of Interest, de Jonathan Glazer.

     Absorbé par les récits, sidéré par ce que l’humanité avait été capable de produire en matière de pire, je découvris les camps de la mort par ces livres de témoignages de déportés qui se succédaient sur une des étagères du petit bureau de mon père. Comme une porte ouverte sur le mal, qui était, à cette époque-là (adolescence), pour moi comme probablement pour d’autres, une trajectoire possible. On dit “peu importe le flacon pourvu qu’on ait l'ivresse". Ç'avait été un vertige, l’évocation d’un désir de domination et de violence, ces cimes de volontés de pouvoir que j’avais cru voir plus tard régner chez certains de mes contemporains, sous-tendant les rapports humains, interrogeant l’animalité prédatrice et sa capacité de cruauté.
Puis, après le vertige, l’incompréhension et le besoin de comprendre. Dans “la mort est mon métier”, Robert Merle dressait le portrait du commandant d’Auschwitz décrivant par là-même la banalité d’êtres frustres auxquels l’on promettait une ascension sociale fulgurante qui faisait s'accommoder ou même adopter les raisons et la logique du pire.
Puis, fan de BD, je tombai sur ce brûlot d’humour noir inévitablement trash (Vuillemin/Gourio, Hitler = SS), tout en saynettes hardcore affichant la monstruosité comme l’infinie misère humaine. Féroce, misanthrope mais qui déjà ironisait sur l'idyllique propriété d'un commandant de camp de la mort tout en jardin fleuri, en amour des fleurs, en animaux mignons, au sein d’une famille parfaite (image plus bas). Bande dessinée si visuellement radicale et aux traits si terribles qu’elle fut retirée de la vente et interdite à la diffusion par des comités d'anciens déportés. Pourtant jamais, bien au contraire, elle ne contestait ce qui était arrivé ni son ampleur.
Puis au “Si c’est un homme “ de Primo Levi vint Shoah, de Jacques Lanzman, qui interrogeait le silence et ce qui nous en restait dans le temps présent, et aussi celui de ces locaux qui avaient vécu avec où à proximité de l'application industrielle du meurtre.
Silence et images fixes disaient l’entêtement, l’incompréhension mais également la difficulté à transmettre des survivants puisqu'on ne peut dire le traumatisme sans qu'il n’y ait une écoute à la hauteur. Et s’il y a peu d'écoute, probablement plus maintenant du fait du brouillage propre à une intercommunicabilité tout azimut, on devine qu'il n'y en eut moins encore à cette hauteur-là et à ce niveau-là.
Restait alors l’assourdissant silence, et désormais ces formes d’évitements, de ceux qui ne veulent pas entendre ni trop spécifiquement remettre en question, jusqu’à l'expression d’un “détail de l’histoire” qui finalement, de par ce statut conféré, serait alors amené à disparaître, et les raisons qui l’ont amené avec.
Peut-être fallait-il alors de plus explicites, significatives et suggestives images d'absence en même temps que de grande proximité, comme celles du film de Jonathan Glazer qui, elles, disent mieux et plus simplement que jamais. Du fait de la présence de la réalité du camp lui-même, usine efficacement redoutable du passé, décor du film racontant cette même efficacité de jour comme de nuit dans un vrombissement (vomissement ?) permanent qui surgit au-dessus des murailles, tout en brêves visions de l'enfer.
Banaliser, banalité.
Cette même banalité propre à notre temps présent, d’un travail journalier par exemple, de celui qu’effecturont, des années plus tard, les femmes de ménage de ces salles de visite mémorielles qu’est devenu le camp lui-même.
Comment parler d'Auschwitz ? Se taire, écouter, lire, entendre, interroger et arrêter enfin ce temps pour ça, ce temps qu'on devrait impérativement avoir, pour justement pouvoir prendre le temps, ce que contredit tragiquement notre monde à nous dans sa furieuse marche en avant. Le temps c’est de l’argent ou le nerf de la guerre, dit-on, constat primaire à partir duquel toute monstruosité redevient possible, trouvant immédiatement en son gestionnaire aux ordres sa justification. Dans la réalité et celle du film, Gestionnaire-Logisticien en chef pour monsieur le commandant, tout à la perpétuation de son mode de vie confortable pour madame. 

“On a réussi Rudolf, on a réussi “ dit Hedwig à son mari, elle qui ne veut perdre son petit paradis au moment où l'entreprise de monsieur (le Troisième Reich), souhaite le déplacer à la direction d’un autre camp.

Tout, dans notre monde, dit et rejoint l’inhumanité qui a préfiguré, mis en place puis perpétué cette monstruosité-là : L’économie, la gestion, désormais la numérisation, la mécanicité des rapports humains, la froideur radicale qu’elle sous-tend, la déshumanisation progressive, la hiérarchisation des vies, le travail élevé en culte indiscutable, jusqu’au refus obtus de vouloir voir survenir un autre monde (meilleur, possible, voulu). La monstruosité, en nous et hors de nous, est en marche, sans même avoir besoin de nous, d'ailleurs, ni même d’invoquer notre adhésion.
Désintérêt, inintérêt, cynisme jusqu’à la volonté de nuire, des ponts relient ces termes, voilà ce qui fait de ce film important probablement un des plus nécessaires du moment.

Il interroge notre époque et notre humanité tout en nous prévenant que celle-ci pourrait très bien nous en coller une si l’on s’exonère de l’envie de chercher à vouloir la comprendre, et surtout à en souhaiter une meilleure.
A peu de choses près (il suffit parfois de le voir dans les gestes d’une caissière ou dans le regard d’un chef de rayon) notre époque génère les mêmes stigmates que ceux qui ont fait venir les nazis au pouvoir : pression, frustration, isolement, rapports de force, efficacité, performance, précarité, chômage, compétition, compétitivité, compétence.
Un temps cariste, j’ai œuvré dans ce qu’on appelle la logistique. Les nazis furent les champions hors-catégorie de ce secteur d'activité en expansion continue. C’est pas du mal, dont on parle, mais de la normalité, de la banalité et de l'œuvre d’un inlassable et parfois même très honnête travail quotidien qui fait qu'on n’a pas à s’occuper ni à regarder chez le voisin.  D'ailleurs, le voisin, il peut crever. Et puis chacun sa merde.

On parle de film effrayant, glaçant ? Non, ça n'est qu'un film, et aucun film ne l'est, c’est notre époque qui l'est, glaçante. 

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