jeudi 2 mai 2024

L'enfant rivière, d'Isabelle Amonou


     Il y a des livres qui sont tellement grands qu’ils vous sortent du temps, celui-ci en fait partie. Isabelle étant une copine, la critique est forcément sujette à caution. Sauf que les mots et les histoires ne mentent pas. Puisque d'arrangements, il s'agit là plutôt de dépasser l'entendement. Isabelle Amonou ne boxe pas, elle cajole, façonne, bâtit scrupuleusement, elle affine, creuse et travaille au corps le récit, avant de t'envoyer très loin dans les cordes de son histoire, cette magnifique, immense, tragique histoire.
Flotte tout doucement, comme s'égrenant, le sentiment que par un biais détourné, celui du personnage de Zoé, l’autrice parlerait alors peut-être un peu d’elle-même. Et ce, comme dans tout le livre, dans un style-verbe qui ne laisse rien traîner ni au hasard ; sec, réduit à sa plus simple et si juste expression, et qui n’en est pas moins, probablement même justement de ce fait, prenant, virevoltant, poignant.

De toute part, comme si à son tour il prenait l'eau, le temps lui-même semble s'être accéléré au cœur de cette histoire qui se déroule au Québec dans un futur proche devenu chaotique : Crises, effondrement politique, violents conflits internes, montée des eaux, explosion migratoire, on est passé du Mexique aux Usa aux étasuniens fuyant en masse leur pays pour rejoindre le Canada. L’histoire d’un homme, Thomas, et d’une femme, Zoé, parallèlement à celle d’une famille, séparés six ans plus tôt à la suite de la disparition de leur enfant ; deux histoires qui ne se sont plus croisées depuis, hantées par le ressentiment, le remord, la culpabilité, une colère réciproque que rien n'aura pu apaiser. 

Aparté : J’avais aimé la nouvelle “Reconstruire” d’Isabelle Amonou en ouverture du recueil Rennes no(ir) Futur, où là aussi, mais différemment, une catastrophe climatique dévastait la ville mais finissait par ouvrir sur un pur amour. L’amour qui aurait alors relié Thomas et Zoé dans la tête de l’autrice, préfigurant ce récit ? Son essence, son idée, qui aurait germée à la suite de ses voyages en Amérique du nord, aux confins des civilisations occidentales qui, à une époque pas si éloignée que ça, ne cherchaient qu'une chose : anéantir la culture des autochtones en l’occidentalisant en moult brimades dans des pensionnat religieux sous prétexte d'assimilation ?
Puisque dans cette trame et tranche de vie, et celle de cette famille, en ce milieu, de rivière entre Québec et Ontario, aux confins du ouatarais, Isabelle Amonou ne remonte pas que le fil de l'eau mais celui du temps et de l’histoire du Canada, ainsi que l’histoire tragique des autochtones, récit qui se développe d’une façon époustouflante dans une richesse historique rare.

À partir de là, comme haletant, à bout de souffle, on remonte également le temps d’une passionnante histoire d'amour où les relations du couple vont être tiraillées de toute part : de part leur identité à chacun, leur façon d’appréhender la vie, jusqu’à une autre sorte d’appréhension, justement, celle, lorsqu'il est question, avant le drame de la disparition soudaine de l'enfant, de son éducation.
Réaction du père au récit d'un conte lu par la mère :
- il est trop violent ton récit.
La mère :
- Mais non justement, il faut qu’il apprenne.
Etant chargée de sa garde au moment de sa disparition, tout l'aura alors accusé elle.

Six ans après, Thomas, revenu pour enterrer son père, recroise Zoé. Les souvenirs, le récit de leur vie commune et la douleur de chacun reviennent hanter le présent. 

Son nouveau travail à elle consiste à chasser des enfants isolés migrants pour les faire expulser (“les protéger” s'arrange t elle à se faire croire afin de justifier le genre d'humanité de son action) moyennant monnaie. Sa mère (Camille, nom occidental qui lui a été donné dès son enfance) est une autochtone algonquin alcoolique qui peint pour, sans qu’elle n'en ait pleinement conscience, exorciser son enfance à elle marquée par la violence d’une annihilation de sa culture comme l'a longtemps subie sa communauté traumatisée par les violences, la mise au pas et cette honte qui laissera des traces indélébiles.
Lors d’un épisode de chasse, Zoé va alors croire apercevoir cet enfant perdu six ans auparavant, dont elle, bien plus que lui, évaporé à la suite de ça, n'aura jamais vraiment fait le deuil.

La justesse des échanges des deux parents jusqu'à leurs introspections, à propos de leurs responsabilités ou justement dans leurs perceptions d’une absence de responsabilité au moment de la disparition du petit, est d'une subtilité magistrale. Finalement, ça ne serait pas plus son imprudence habituelle à elle, habituée à flirter et à faire flirter avec le danger le gamin, que la peur soudaine de Thomas voyant l'enfant qui terrifiait souvent ce dernier jusqu'à le déstabiliser (au bord de l'eau, là où ils vivaient), qui auraient pu jouer un rôle dans sa disparition. Mais quoi, alors ? Et qui est vraiment ce gamin à demi-sauvage d'une dizaine d'années ? 

L'incroyable finesse psychologique des personnages pris dans la trame de leurs douleurs est alors étoffé par le mécanisme diabolique de la précision narrative de l'autrice qui embrasse tout le reste : histoire, région, temps, époque, époques qui finissent alors par se superposer enrichissant le récit d’une façon étourdissante.

S’en suivra un tourbillon haletant en forme de recherche de conquête puis d’une reconquête présupposée, là où l'intensité dramatique du roman (l’autrice n'aura jamais autant mérité le terme de romancière) atteint des sommets.
La pluie, la rivière, ces colonies de migrants, ces enfants à l'état sauvage et d’une violence extrême, qui errent, ces guerres intérieures larvées qui ne disent pas leur nom et la reconquête et la reconstruction de l’histoire troublée des peuples comme de celle, faite de bric de broc, mais surtout de violence et de chaos, d’une famille.

Par les femmes, forcément, seules survivantes d’un désastre façonné par les hommes.

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