Quand il m’arrivait encore d’en ouvrir, la quasi-totalité des bouquins me tombaient des mains. C’était dû à la période, comme à moi-même, un moi-même peu engagé dans une période peu engageante. Pas spécifiquement du fait que j’aurais dû me chercher un boulot et que ça m’était prioritaire, mais parce que ces livres semblaient sans goût, sans saveur, eux-mêmes désœuvrés d’eux-mêmes quand ils n'étaient pas surgonflés par l’impérieuse nécessité de survie d’un milieu tout entier. Du Voici le temps des assassins, le temps des assassins était finalement arrivé tranquille, puisqu'on l'avait laissé faire, même qu'on l’avait appelé et encouragé, consumérisme, tout en égotisme social personnel, aidant.
S’était alors répandu, avec la coulée sûre d’une source intarissable, cette pesante certitude d’une innocuité totale au milieu d’un monde hardcore ; comme si l’on évoquait Chateaubriand dans l’espace Shampooing d’un centre Leclerc tout ça sur du Gilbert Montagné.
En vérité, la confusion et une façon particulière propre au marché de noyer le poisson avaient créé des dommages irréparables dans le cerveau des plus avancés de nos concitoyens, déjà préalablement abîmés par le vide culturel ambiant mélangé à la société du travail et ce qu'elle vous préparait en tant qu'espace de débilité afin que vous surconsommiez comme un âne à votre tour. Bref, le bouquin était devenu un produit comme un autre, et même plus désirable et attractif qu'un autre. Les capitalistes avaient compris que le cerveau des gens portait en eux une infinité de marchés porteurs en perpétuel bouillonnement à aller pêcher du gros chiffre en continu. Noël en était l'exemple parfait. Plus les auteurs(trices) se présentaient lourds de conséquences, moins ils en exprimaient quoi que ce soit.
Alors quand on en tenait un gros (poisson), qu’on ferrait une promesse, à l’image des chercheurs d’opale au fin fond du bush australien chez RMC découverte, on ne lâchait pas, les copains élevés à mâchonner des cailloux vous auraient regardé droit dans les yeux, alors l’on insistait, déjà parce qu’on avait pas le droit de faire comme s’il n’y aurait pas eu, quelque part, une famille à nourrir. C'était une question de vie ou de mort. Vous allez me dire pour le secteur aussi, hein, mais je vous répondrai, à l'image du secteur lui-même : hors sujet.
Franck Payne, l’autre de Carl Watson, m’était familier du fait d’un premier vrai bel opus (À contre-courant rêvent les noyés) mais l’auteur m’avait, bien avant ça, emporté avec le sublime « Sous l’empire des oiseaux" (Vagabondes éditions).
On avait pas lu ça depuis les grands ; Buk, Fante, Braverman, forcément talonnés par une ribambelle de poussifs. Passer à côté était criminel. C’est pourtant ce que s’acharnait à faire tout un milieu, occupé à chier ses crottes avec l’impressionnante ponctualité d’Amazon relayé par Mondial Relay. Et c’était pas ce vide tout en cooptation plouf-plouf qui aurait pu me démentir, puisqu'il ne finissait plus qu’à s'adresser à un écosystème qui, jour après jour, se réduisait.
Donc, rebelote.
Des auteurs pareils, ça vous oblige. Ce qu’ils ont dû tirer d’eux-mêmes (d’elles) mérite qu’on essaye de se mettre à la hauteur des enjeux. Car eux le savent, ce qu’ils sont : Vie, mort, totalité, tonalité, non pas Bon A Tirer.
Ce qu’il y avait de mieux sous les auspices ces derniers temps, c’était sans conteste un magicien encore en exercice. Ca tombait bien, c’est ce qu’était Carl Watson.
Je décidai alors de fourrer ma lecture du moment au fond de mon derche et de m’envoler vers les idylles de la complicité.
D'À contre-courant rêvent les noyés à cet opus l’on passait des crevardes années 70 aux eighties bardées de pubards, signe d'un monde en voie d’agonie. Ce qui est bien avec Watson, c’est qu’il demande le maximum (écoute, attention, concentration). L’idée étant, de faire cette partie du boulot qui consiste à se creuser les méninges jusqu’à accepter d’avancer sur un territoire inconnu. Les mots ne vous « pètent » pas à la gueule (ou rarement, puisque la plupart du temps c’est d’un argument de vente dont il est question), il faut accepter d’aller les chercher et c'est à partir de là qu'ils prennent leur profondeur et leur saveur (loués soient les traducteurs).
L’auteur, lui, va au bord de l’inexprimable, il va même au-delà, et c’est à mon avis, le sens même des livres et de la littérature en général ; dépasser le constat, enfoncer la porte de la platitude, changer le paradigme, exploser un verrou du langage pour chercher à exprimer « autre chose », à la limite ce que l’auteur lui-même n’aurait pas voulu, ou ne se serait pas attendu à voir sortir, bref, tenter enfin de découvrir ces terres inconnues de lui mais qui pourtant, en finalité, sont lui, et donc, forcément, nous.
C’est ce qu’on trouve chez l’auteur, cette facilité sidérante à vous faire basculer, par les mots et la langue, dans un cheminement allié à une imagination elle-même reliée à une réflexion profonde. Limites, franchissement, puis…bascule. Sur ce chemin de crête, après y avoir découvert les cimes. Et lorsqu'on redescend, c’est pour l’aventure d’une anecdote hallucinante ou l’aboutissement d’une réflexion troublante doublée du vertige propre à l’immensité du point de vue. Qu’on embrasse et pas que du regard, puisque chez Watson, la conscience géographique semble irrémédiablement liée à la conscience tout court. Le reste est pianotement, classe et grâce.
Pour dire quoi, vous me direz ? A peu près tout de ce qui nous constitue, ou du moins qui constitue notre nature comme l'expérience qu'on finira par avoir de la vie dans sa belle et simple foutue vraie complexité.
Ce livre est un voyage, une remontée dans le temps et dans sa première partie l'irrésistible (mais très risible) description d'un milieu. Dans la seconde, une découverte de l'Inde, un voyage au cœur de soi et de la relation à l'autre donc aussi de sa perte. Payne (Watson) est désormais plus installé dans sa vie que dans son passé précaire cahotant de boulots en boulots, mais la vie, ses sens, leurs directions et la traduction constante de ce jaillissement de conscience en la forme d'un flux permanent est toujours aussi fascinante à lire.
S’était alors répandu, avec la coulée sûre d’une source intarissable, cette pesante certitude d’une innocuité totale au milieu d’un monde hardcore ; comme si l’on évoquait Chateaubriand dans l’espace Shampooing d’un centre Leclerc tout ça sur du Gilbert Montagné.
En vérité, la confusion et une façon particulière propre au marché de noyer le poisson avaient créé des dommages irréparables dans le cerveau des plus avancés de nos concitoyens, déjà préalablement abîmés par le vide culturel ambiant mélangé à la société du travail et ce qu'elle vous préparait en tant qu'espace de débilité afin que vous surconsommiez comme un âne à votre tour. Bref, le bouquin était devenu un produit comme un autre, et même plus désirable et attractif qu'un autre. Les capitalistes avaient compris que le cerveau des gens portait en eux une infinité de marchés porteurs en perpétuel bouillonnement à aller pêcher du gros chiffre en continu. Noël en était l'exemple parfait. Plus les auteurs(trices) se présentaient lourds de conséquences, moins ils en exprimaient quoi que ce soit.
Alors quand on en tenait un gros (poisson), qu’on ferrait une promesse, à l’image des chercheurs d’opale au fin fond du bush australien chez RMC découverte, on ne lâchait pas, les copains élevés à mâchonner des cailloux vous auraient regardé droit dans les yeux, alors l’on insistait, déjà parce qu’on avait pas le droit de faire comme s’il n’y aurait pas eu, quelque part, une famille à nourrir. C'était une question de vie ou de mort. Vous allez me dire pour le secteur aussi, hein, mais je vous répondrai, à l'image du secteur lui-même : hors sujet.
Franck Payne, l’autre de Carl Watson, m’était familier du fait d’un premier vrai bel opus (À contre-courant rêvent les noyés) mais l’auteur m’avait, bien avant ça, emporté avec le sublime « Sous l’empire des oiseaux" (Vagabondes éditions).
On avait pas lu ça depuis les grands ; Buk, Fante, Braverman, forcément talonnés par une ribambelle de poussifs. Passer à côté était criminel. C’est pourtant ce que s’acharnait à faire tout un milieu, occupé à chier ses crottes avec l’impressionnante ponctualité d’Amazon relayé par Mondial Relay. Et c’était pas ce vide tout en cooptation plouf-plouf qui aurait pu me démentir, puisqu'il ne finissait plus qu’à s'adresser à un écosystème qui, jour après jour, se réduisait.
Donc, rebelote.
Des auteurs pareils, ça vous oblige. Ce qu’ils ont dû tirer d’eux-mêmes (d’elles) mérite qu’on essaye de se mettre à la hauteur des enjeux. Car eux le savent, ce qu’ils sont : Vie, mort, totalité, tonalité, non pas Bon A Tirer.
Ce qu’il y avait de mieux sous les auspices ces derniers temps, c’était sans conteste un magicien encore en exercice. Ca tombait bien, c’est ce qu’était Carl Watson.
Je décidai alors de fourrer ma lecture du moment au fond de mon derche et de m’envoler vers les idylles de la complicité.
D'À contre-courant rêvent les noyés à cet opus l’on passait des crevardes années 70 aux eighties bardées de pubards, signe d'un monde en voie d’agonie. Ce qui est bien avec Watson, c’est qu’il demande le maximum (écoute, attention, concentration). L’idée étant, de faire cette partie du boulot qui consiste à se creuser les méninges jusqu’à accepter d’avancer sur un territoire inconnu. Les mots ne vous « pètent » pas à la gueule (ou rarement, puisque la plupart du temps c’est d’un argument de vente dont il est question), il faut accepter d’aller les chercher et c'est à partir de là qu'ils prennent leur profondeur et leur saveur (loués soient les traducteurs).
L’auteur, lui, va au bord de l’inexprimable, il va même au-delà, et c’est à mon avis, le sens même des livres et de la littérature en général ; dépasser le constat, enfoncer la porte de la platitude, changer le paradigme, exploser un verrou du langage pour chercher à exprimer « autre chose », à la limite ce que l’auteur lui-même n’aurait pas voulu, ou ne se serait pas attendu à voir sortir, bref, tenter enfin de découvrir ces terres inconnues de lui mais qui pourtant, en finalité, sont lui, et donc, forcément, nous.
C’est ce qu’on trouve chez l’auteur, cette facilité sidérante à vous faire basculer, par les mots et la langue, dans un cheminement allié à une imagination elle-même reliée à une réflexion profonde. Limites, franchissement, puis…bascule. Sur ce chemin de crête, après y avoir découvert les cimes. Et lorsqu'on redescend, c’est pour l’aventure d’une anecdote hallucinante ou l’aboutissement d’une réflexion troublante doublée du vertige propre à l’immensité du point de vue. Qu’on embrasse et pas que du regard, puisque chez Watson, la conscience géographique semble irrémédiablement liée à la conscience tout court. Le reste est pianotement, classe et grâce.
Pour dire quoi, vous me direz ? A peu près tout de ce qui nous constitue, ou du moins qui constitue notre nature comme l'expérience qu'on finira par avoir de la vie dans sa belle et simple foutue vraie complexité.
Ce livre est un voyage, une remontée dans le temps et dans sa première partie l'irrésistible (mais très risible) description d'un milieu. Dans la seconde, une découverte de l'Inde, un voyage au cœur de soi et de la relation à l'autre donc aussi de sa perte. Payne (Watson) est désormais plus installé dans sa vie que dans son passé précaire cahotant de boulots en boulots, mais la vie, ses sens, leurs directions et la traduction constante de ce jaillissement de conscience en la forme d'un flux permanent est toujours aussi fascinante à lire.
Extrait :
“Bernadette répétait souvent que la divinité corrompait et que c’était elle qui détruisait la plupart des gens, car lorsqu’on convoque l’esprit d’une icône pour renforcer sa propre médiocrité en ce monde -que ce soit une déesse, une star de cinéma ou n’importe qui d’autre-, on fait commerce d’une marchandise qui commence à perdre de sa valeur dès l’instant ou elle est acquise. Et puis ces intellectuels populistes qui tentent de justifier le culte de la célébrité en l’associant à des personnages mythologiques se contentent de donner un aspect rationnel à ce que Bernadette qualifiait de paresse spirituelle. Cela, elle pouvait le pardonner, mais pas ces rapprochements irresponsables avec la divinité. D’après elle, le culte bidon de la déesse avait pour seul résultat de rendre les femmes inertes, de les enfermer dans un double lien nocif. Que se passe-t-il, par exemple, lorsque “l’élue” est contrainte de se demander : “qui suis-je pour priver ces masses affamées de ce dont elles ont besoin ?” Personne ne s'intéresse à la solitude qui accompagne cette décision, ni au conflit intérieur causé par l’arrogance et la soumission simultanées. Tout cela afin d’expliquer pourquoi, enchaîna Bernadette, lorsqu’on tenta de lancer les cendres de la Callas dans la mer, elles revinrent en plein visage des participants à la cérémonie. Tel est le jugement des morts. Mais telle est aussi notre complicité avec les défauts d’autrui.
“ Que veux-tu dire par là ? demanda Kathe, doutant des convictions progressistes de son ami.
- Je veux dire que ces personnes n’existent pas sans nous. Nous sommes complices de l’ego d’une femme comme la Callas, tout comme nous sommes complices de la violence de Kali ou de la virginité de Marie, ou de la tragédie de Janis et de Jimi. Et nous sommes tout autant complices du prétendu mystère de Sophie. Personne n’est ce qu’il est sans la place qu’il occupe dans les récits de son entourage. En fait, on ne sait jamais avec certitude qui on est, en dehors de nos propres perceptions et de leurs limites.”
Les Idylles de la complicité, Carl Watson, éditions vagabondes (2023)
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