dimanche 25 avril 2021

Navigation en eau trouble ou Le Syndrome de Palo Alto, de Loïc Hecht

     San Francisco, je n’y ai jamais mis les pieds, même si l’évocation de cette ville me ramène aux images d’un pont rouge, vieux et gigantesque, d’un Alcatraz touristique planté au milieu d’une baie, jusqu'à sa géographie en ruelles pentues dévalées par des bagnoles dans quelques-uns de ses films, mais aussi, enfin et surtout, à deux livres récemment lus qui s’y rapportent, déroulant un lointain passé marin très romanesque et une réalité du présent qui serait devenue passablement cupide.

D’un ami, à propos de cette ville, j’avais lu Le Shangaïé, récit fantastique, dans son terme premier, de marins au long-court pionniers et découvreurs d’univers qui utilisèrent les lieux telle une escale, en étape, ou, pour certains, en destination définitive.

San Francisco, Californie, autour de laquelle s’était fiévreusement déroulée la conquête de l’or, cumulait foules arrivées là par charriots, descendues de bateaux, conquérants conquis où déjà vaincus par l'adversité, bref des centaines de milliers d’existences, en grouillement bigarré et coloré, faisaient battre le pouls de ce carrefour du monde, imprégnant parfois ses contemporains des comportements les plus vils : âpreté, violence, sauvagerie, en d’infâmes tripots aux ruelles cruelles jusqu’aux quartiers mal famés dont tu ressors lessivé où massacré par le gain, l’envie, la possibilité de faire fructifier pouvoir, puissance, richesse.
La Californie 
fut l’aboutissement géographique de la conquête de l’Ouest, la station ultime, la volonté d’enrichissement absolu, mais, aussi, une fuite en avant, qui, si elle en fit gagner quelques-uns, fit probablement perdre tous les autres.

Peut-être pour cette raison qu’à lire Le syndrome de Palo alto, de Loïc Hecht, on pouvait y voir l'effroyable dérèglement du
 balancier social. La différence entre riche et pauvre n'était plus de l'ordre du simple riche à millions au plaqué contre un mur à y faire la manche. Non, ça avait pris une ampleur démesurée avec cette nouvelle génération souriante à baskets portée par le cool, résultat et résultante d'une histoire ou des êtres humains auraient, comme toujours, voulu s’extraire de leurs conditions. En vérité, et comme d’autres, c’était de leur simple humanité qu’ils avaient dû vouloir s’extraire, nouveaux Dieux sur un nouvel Olympe, cul posé sur une montagne de billet sur-sécurisée au sommet du monde.

La dichotomie sociale rajoutée à l'histoire des lieux et de ses pionniers m'avaient alors ramené à ma géographie intérieure (imaginaire et fantasméedu San Francisco du Shangaïe, avec ses récits de conquêtes aussi palpitantes qu'aventureuses et aventurières dans cette ville-monde-port-mondial entre 19eme et 20eme siècle.

Le San Francisco d’aujourd’hui était autre. Une antithèse, où très mauvaise photosynthèse, même si ce même appât du gain avait poussé d’autres sortes de conquérants à venir s’y déployer.
Si Stanford était le nom d’une université, 
aux alentours avaient surgi de curieuses villes-entrepôts du nom de Facebook, Google, Linkedin, Dropbox, etc,…
A défaut de gagner l’assentiment de ses proches voisins, qui crevaient sous les impayés du fait d’une augmentation sensible des loyers du fait d’une spéculation hors-norme due à cette terrifiante nouvelle classe dirigeante, l’idéologie dominante s’était répandue sur la ville 
comme sur la planète entière, et l’oreille d’antan aurait pu percevoir, fébrile, tremblante, les bruissements très lointains d'une nouvelle conquête de l'ouest, celle de l'immédiateté et d'une machinerie toute-puissance prolongeant l’humain jusqu’à l’immortalité, ce juteux marché technologique des siècles à venir. En vérité, loin d'être un magicien du merveilleux, l'humanoïde ici-bas possédait plutôt l’envie de se faire un max de fric et des roubignolles pavées de diamants, tout en souhaitant dominer la populace et briller à ses yeux sous couvert « d’aider à faire progresser l’humanité », terminologie faux-cul sensée faire passer la pilule de son extraordinaire et presque fascinante hypocrisie.

Ce Palo Alto là était une marque de fabrique 
qu'on raccrochait à ses rêves les plus fous, et aussi, en vérité, à ses rêves les plus cons, temple de la réussite, des start-up, du capital-risque, de fonds d’investissement à six chiffres, des dizaines de millions, voir parfois, pour de très rares, et après des années d’une haute lutte à détruire à peu près tout et tout le monde autour de soi, des juteux milliards. C’était la nouvelle conquête de l’Ouest, royaume du start-uppeur et centre du monde de l'idéologie nouvelle. Et même si les panoplies avaient changé, les classes sociales, elles, n’avaient pas suivi, puisque ça n’était toujours pas les marins où la plupart des habitants de la ville qui pouvaient se payer de longues et couteuses études d’engineering-je-ne-sais-quoi. Cette ville accueillait désormais à bras ouverts des prédateurs combinant égoïsme cool et sauvagerie nouvelle formule, tout en répandant partout leurs laides vitrines au coloris neutre correspondant au standard dégueulasse mais très rentable du moment. Comme si le monde réel et social n'avait plus qu'à disparaître où s'uniformiser absolument, remplacé par l’univers cliquant du numérique informationnel personnalisé.

Dans la réalité, et d'ailleurs partout dans celle du mondele Palo Alto avait toutefois sa version pauvre, larguée, déconnectée, où une autre population n’arrivait même plus à surnager. Des velléités de révolte y avaient alors grandies, comme partout, afin d’essayer de lutter contre cet état de fait. Au regard d’un marché immobilier devenu fou, des radicalités surgissaient. Et les rois de la Silicon Valley s’étaient inquiétés, s’enfermant plus encore dans cette paranoïa qui les caractérisait tous.

C'est en cette période charnière que prend corps Le Syndrome de Palo Alto, récit noir et merveilleusement documenté sur l’âme humaine et ses machineries technologiques, écrit d’une plume alerte et qui résonne bien au-delà (et c'est heureux) des monteurs de start up à millions de dollars convolant dans un univers de travail maximum, de communications positives débilitantes, de lèche à essayer d’intéresser un investisseur, sur fond de sex-cam et de sourires faux-cul.
Passionnant parce qu
nous avons presque tous, désormais, un smartphone et/ou différents comptes dans les réseaux sociaux (un peu moins dans les paradis fiscaux) et parce que ça pourrait même être le futur obligé d’une nouvelle génération. Une génération solitude et servitude, exhibition 2.0, sexualité par écran interposé, rêves de montagnes de pognon pour mieux y dominer paysage et compagnie, jusqu’à la négation du vivant (pas assez performant) et une souveraine distanciation sociale (sans même avoir besoin d'une pandémie).
Enfermé tout seul à taper du code, c’était finalement le modèle de vie maladif à la Zuckerberg et compagnie que vous alliez finir par adopter, en guise de nouveau monde. Même si tout était fait pour donner l’impression d’un azur bleu où tout le monde communiquerait dans la béatitude universelle avec tout le monde (ce qui, intrinsèquement, n'était pas tout à fait faux).

Ce livre, outre le fait qu’il combine très avantageusement roman noir méticuleux, thriller extrêmement documenté et pamphlet visant ce même monde qu’on nous a vendu tout en le décortiquant, dessine également avec génie le portrait d'individus se complaisant dans un narcissisme absolu, secondés par une idéologie de l'individualisme portée à son paroxysme.
En vérité, derrière ce simulacre, l’être humain s’y dépossède de lui-même. En réalité, derrière ces masques, semble clignoter une seule vérité. Idéologique, et qui finalement ne tient qu’à une idée simple et finale : abolir la mort. Faire de l’être humain une machine pour correspondre à ses rêves de gamin et rafler des milliards de dollars avec son scénario de science fiction tout en essayant de bricoler en même temps (ça tiendrait comme ça pourrait, dès lors qu’on y aurait intéressé un maximum de monde) un sens philosophique, voir « étique », à ce qui n’en avait pas et n’en aurait jamais. 

Chez l’homme, son idéologie de la destruction de la nature irait jusqu’à se l’extraire définitivement de lui-même, et c’était, in fine, mais enfouie et cachée, et selon ce qui ressortait de ce livre, la finalité quasi-inconsciente et définitivement meurtrière de la Silicon Valley.
Tout autour, l’université de Stanford, d’où sortaient ces cerveaux 
tour à tour avisés et infatués, et un peu plus loin, les succursales de tout ce que l’Amérique comportait de terminaux de sécurité, d’analyse, de flicage hors-norme, de systèmes de surveillance, de Research State Center de pointe dont les dirigeants possédaient également (oh comme c’est curieux) une part majoritaire dans les médias les plus en vue.


Marc Klein est un ex-startuper dont l'entreprise a fini par faire de l’argent mais qui s’est fait débarquer donc déposséder de celle-ci et en a gardé la blessure de l'amertume. Luz Herrera, colombienne originaire de Medellin et ex-propriété d’un sicario abattu, s’est installée aux USA avec un mari colombien qui, à son tour, sera assassiné. Obligée de travailler, elle devint Cam-Girl. L’info finissant par fuiter provoquera son éviction de la fac de Berkeley et le besoin de payer son loyer fera le reste. Mais si Cam-Girl est son moyen de faire de l’argent, Instagram est le moyen qu’elle a trouvé de se faire une image et de cultiver sa marque sous couvert de fitness afin de pouvoir la monétiser ensuite.

Ce capital humain dématérialisé (nombre de followers) était devenu l'étalon de la valeur sociale de l'individu. Prisme du narcissisme outrancier, mise en scène continue de l'homo Connecticus (photo, selfie, image, Instagram) constituait la manifestation la plus criante d'une civilisation en pleine phase maniaque.
 (page 101)

Marc Klein, fasciné par cette colombienne, finira par l'approcher. Aigri, il lui fait de longs discours qu’elle comprend mieux encore au regard d’un traumatisme récent. Le besoin de vengeance va alors les souder, tandis qu’au même moment, un mystérieux collectif nommé VIRUS s’en prend aux symboles du capitalisme et des GAFA et qu'au coeur d’un autre secteur de pouvoir grandit, pauvreté oblige, l'âpreté aux gains : Le journalisme. Un journalisme payé aux buzz et aux clics. Du buzz pour le journal, du retweet par milliers et un zéro de plus sur le chèque du journaliste. Néanmoins, s’il reste à celui-ci un vrai intérêt pour l’enquête et l’investigation (lire à ce propos l’excellent Journalisme, d’Olivier Villepreux, aux éditions Anamosa), il n’en restera plus grand-chose face à la recherche d'une visibilité maximale, ce genre d’officine appartenant aux mêmes investisseurs milliardaires qui, s’ils acceptent une critique pour la forme, n’accepteront rien d'autre que l’idée de faire du chiffre.




Anton Faithfull, parachuté par une plus grosse enseigne (avec son ex-chef du New York-Post) pour faire les poubelles de la Silicon Valley et se farcir du people, possède un excellent réseau et le moyen de faire surgir du clic, puisqu’il tire ses infos (sécurité, groupes industriels, potins visant ces mêmes multinationales, groupuscules, etc) d’un panel d’informateurs allant de l’ex-flic théoricien passé au privé pour vendre à des multinationales son concept d'analyse préventive chiffrée de la criminalité grâce à des projections (Minority Report inside) aux membres du groupuscule VIRUS qu’il arrivera à interviewer.
Idéologue, penseur (il délivre un tout autre discours en public), adepte du transhumanisme, Philippe Tapp, lui, est industriel, investit dans des dizaines de Venture-Fund, et se trouve être, accessoirement, patron du journal dont Anton Faithfull tire ses revenus. En privé et devant quelques témoins estomaqués, son vernis humaniste craque vite.




Le récit de l'Amérique contemporaine et celle de l'information, épicentre du monde lui-même, celui-là même qui nous surveille entre ses algorithmes, est là décortiqué d’une façon redoutable. Fascinante mécanique que l’auteur nous fait vivre de l'intérieur pour mieux en comprendre les rouages et connexions, tant cette dinguerie mène tout droit à l’asservissement de l’être humain ou mieux, ou pire, enfin va savoir, à sa folie
Analyse journalistique fouillée et portrait au vitriol des suiveurs d’une gigantesque machine à fabriquer des interactions constantes pour gogos (nous), tout en générant de l'argent. Roman noir, pamphlet, texte se servant de la fiction pour mieux dépeindre et raconter un univers de pur chaos, incontrôlable maelström attirant toute la planète à lui dans sa démence techno-scientifique. 

Restera le besoin de fuir la ce
ntrifugeuse et sa technologie, s’éloigner, prendre le large, à l’image de ses bateaux confiés aux hasards de la nature, au vent, à la mer. Mais, cette sorte de navigation-là, du temps des Shangaïé*, était elle vraiment plus souhaitable que celle qui prend corps sur un simple écran aujourd'hui ?

En attendant, foncez ⭐⭐⭐⭐


*Shangaïé : Etre shangaïé est un terme maritime américain qui signifie être enrôlé de force comme matelot.
Le syndrome de Palo Alto / Loïc Hecht - Editions Léo Scheer

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