lundi 22 novembre 2021

PERDU EN LUI-MÊME ET EN CE MONDE, sur Alain Guiraudie

      Le cul est révélateur et UN révélateur, même si pour un dépressif chronique comme Lars von trier, par exemple, son utilisation excessive (ou obsessionnelle/ Nymphomaniac), elle, renvoit à une impasse (Forcément, petit filet d'eau qui ruisselle là ou il peut et comme il le peut entre ces deux monolithes que sont la vie et la mort, que reste t'il du désir ?)

Le sexe est révélateur de qui l'on est. Finitude, horizon, complément, source de découverte, vie à reconstruire (lorsque siège de destruction), boussole et centre de gravité qui nous permet d’être et de grandir.

Chez Guiraudie, il se vit dans une normalité quotidienne paradoxalement moins cachée et d’autant plus libre que la traditionnelle familiale plus ou moins vouée à la reproduction.
Toujours accompagnée d'une attention extrême à l’autre, ses personnages vivent si naturellement leur sexualité qu’elle en est jubilatoire et libératrice.

Le désir est aiguillon de vie et ferment de toute créativité.

La volonté de jouir, de vivre joyeusement et librement autour et avec ça, et de le vouloir pour les autres, résonne mal dans une société marchande, idéologie qui rend tout vulgaire, attractif, performant, clinquant, violent, idiot, immédiat, sectorisé.

Guiraudie met en scène avec amour le sexe homosexuel mais évoque avant tout la manière chaleureusement libre dont il entrevoit la vie pour tout un chacun. Là ou dans ses films, un programmateur chercherait un prisme pleurnichard, une morale, une excuse filiale à famille réunie à la fin (Spielberg), Guiraudie, lui, convoque la liberté. De celle qui passe par le corps mais également par le corps social, exprimant alors ces autres sujets importants à ces yeux : le réel, le quotidien, le monde du travail, la vie sociale, l’autre vers qui, d’une façon ou pour une autre, on tend.

Le réalisateur n’a finalement d’intérêt que pour cette humanité faite d’ouvriers, de petits patrons, de chômeurs, de retraités, de paysans, de jeunes qui s’en branlent et de vieux qui s’adonneraient bien aux mêmes aimables penchants. De ceux dont les désirs sont souvent contraints par des forces qui les accablent. Son humanité nait de l’affection qu’il leur voue.

Dans Ce vieux rêve qui bouge (Moyen-Court (2001), il plonge dans un monde du travail arrivé à son terme. Usine, décrépitude, fin d’une époque, ouvriers relégués errant dans des coursives désertées, couleur cuivrée d’un soleil couchant qui glisse sur l'acier à l’abandon, au milieu d'une stupeur qui fige et ponctue la vie de tâches quasi-inutiles donc supérieurement urgentes. Pour sembler occupé, s’occuper, pour ne plus penser. Tâches qui surlignent douloureusement la fin, mais pas pour tout le monde, puisque la déconstruction des machines, afin de les expédier en pièces détachées ailleurs, échoit au personnage principal du récit, lui-même travailleur détaché ; des autres, du destin de l’usine, de tout. Individualité surnageant au milieu de cette lourde mélancolie commune, qui, dans un arrachement sensible en silence absolu qui se pose sur les lieux, les éloigne déjà les uns des autres. 

De ces vies au ralenti entrecoupées d’apéros, de gestes d’une camaraderie qui cherche à retenir un temps désormais compté en heures. Derniers échanges qui n’esquiveront pas la désillusion de l'après pour ces d’ouvriers abandonnés (qui pourraient s’abandonner autrement ?) avec leurs machines, aux vies entièrement dévolues à celles-ci, victimes d’une trahison d’autant plus douloureuse qu'elle touche l'intime et le commun.

Restent ces petites tâches à effectuer comme des petites touches de peinture sur un tableau.

Le cadre se rétrécit alors, symbolisant les possibilités du lieu et ses promesses évanouies.

« Je ne vais pas balancer ça aussi sec » avait dit Gainsbourg. Pudeur, et des sentiments, corps, âmes et êtres, qui savent qu’il n’y a plus de réponse à leur situation, sauf l'épidermique accusation fielleuse visant toujours "ce plus fainéant qui serait la cause de ». Le répressible et le réprimable, recours des faibles, là ou l’ex-réprouvé, l’ouvrier homosexuel déconstruisant, devient alors l'incarnation d’un nouveau fort, puisqu’enfin libre de ne plus être contraint de trainer là par obligation familiale, filiale, générationnelle ou simplement de devoir rentrer dans le moule, avec la supériorité que lui confère son emploi de fossoyeur de leur machine-outil à eux.

Vive la fin de l’usine alors ?
Et la libération des corps et des esprits ?

Oui, la mélancolie est un soleil couchant qui laissera place à un nouveau jour et ses nouveaux codes disant que s'il n’y a plus grand chose à espérer, il y a néanmoins tout à reconstruire (tant que ça n'est pas à l'identique).


Sorti de l’usine, Guiraudie repart sur ses chemins aimés : La communauté rurale rock’n’roll.

Dans Pas de repos pour les braves, 1er long métrage, il plante son décor dans ce qui fut probablement une partie de son enfance, de sa jeunesse.

Un jeune narre un conte philosophique à un autre dans un PMU, avant de l’insulter, de traiter tout le monde de con et de quitter les lieux.
Intriguant début rebattant les cartes d'une normalité villageoise qui ne le sera finalement jamais, puisqu'après avoir disparu physiquement, on fera de lui le suspect principal du massacre des habitants d'un lieu-dit à quelques km de là.
A partir de là, l'espèce de fable philosophique verse dans une farce grand guignolesque virant polar. Comme dans la mise en scène de sa sexualité (et des interrogations qui vont avec), Alain Guiraudie ose tout, et c'est tout aussi fascinant à regarder que jubilatoire à vivre.
L'espèce de polar américain ahurissant qu'on dirait filmé par d’hilares copains de 12 ans un soir d'hiver dans une commune perdue de l'Ardèche devient alors fil du récit.

Nul besoin d'avoir quelques pratiques artistiques pour savoir que personne ne ferait un truc pareil. Et pourtant si, Guiraudie le fait, lui. Et ça donne un ovni et quelque chose de jamais vu à ce jour. Chez lui, ce faux amateurisme maladroit est le ferment de sa magie. Et c'est dans son second long métrage Voici venu le temps qu’elle prendra corps.

Le monde paysan, ces camaraderies d’êtres liés entre eux, simplicité bourrue d’une communauté transmise par les anciens. Ils occupent le terrain, ces jeunes, oui, mais qu'en faire ?

Bruno Dumont n’est pas loin, mais tandis que celui-ci grossit le trait pour caricaturer ses personnages, Guiraudie lui, l’affine et le tord dans tous les sens pour en tirer justesse extrême et une étrange réalité ponctuée d’une rafraîchissante absurdité. Le réalisateur est un ado imaginatif et glandeur qui joue, jubile et cherche à jouir tout en faisant jouir.

Boucle temporelle d’un bout de vie à rêver dans un bourg.

Qu’importe l’histoire, finalement il n’y a que le voyage qu’on fait emprunter à soi et aux autres. Guiraudie semble dessiner ici un portrait de lui en jeune tourmenté dont la question ultime serait de fuir ou de rester, mais qui reste planté sur la place de l’église du village à l’aube du désir de créer.

 

Son amour de la campagne se retrouve dans Voici venu le temps (2005), fresque moyenâgeuse picaresque et roman courtois d’une cocasserie hardcore finalement assez moderne, essaimée de nobliaux, bergers, paysans, guerriers et bandits de grand chemin parlant une étrange forme d’Occitan revisité.

S'incarner dans sa terre semble une obsession du réalisateur, qu’on dirait cherchant à tâtons ce qu'il aurait perdu. Ses racines, qu’il injecte là dans une histoire visant à retrouver une jouvencelle enlevée par un brigand.
Le personnage principal, au milieu de sa quête, va ponctuellement se réfugier (essayer de baiser) celui qu’il aime, un vieux retraité marié pour la forme sociale. Et tandis que celui-ci passe son temps à bricoler une machine complètement inutile (fuyant ainsi dans les méandres de l’incohérent pour éviter de devoir trop se regarder en face), le guerrier inassouvi aime à se reposer entre femme et retraité.

Mais en ces temps de paysannerie et de noblesse, la lutte des classes est également là, toujours bien présente. Chez le réalisateur, tout est très normalement ahurissant. Le film se clôt sur une époustouflante scène de grivoiserie campagnarde où ce ne sont plus des nobles qui partouzent au château mais des gueux ripaillant (et qui baisent et dansent) sur la lande.

Guiraudie, indéboulonnable utopiste, s’éclate et mène son propos jusqu’au bout.

Dans ses premiers films, le réalisateur semble passer d’une certaine pudeur à un dévoilement progressif. Sexualité homo placée dans un cadre volontairement délirant, comme pour en souligner, en opposition, l'absolue normalité. Oripeaux dont il finira par se défaire complètement dans L’inconnu du lac.

Dans le Roi de l’Evasion, l’usine est une petite entreprise et le local ce paysage des alentours d’une petite ville où résident encore ces boîtes familiales qui se battent pour ne pas couler.

Le personnage, gros bonhomme de la quarantaine, placide, bourru, un peu austère, travaille dans une succursale de vente de tracteurs. Commercial, il conseille des agriculteurs. Il lambine au niveau chiffre et assiduité, puisqu’on devine qu’il s’en fout un peu, et notamment lorsqu’il va s’endormir auprès d’endroits de drague gay, là où parfois, son patron le retrouve.

Il ne vend pas grand-chose mais a une clientèle fidèle. Il est respecté parce qu’il est honnête, gentil et simple. Il fait du vélo et on l’invite à des pots tout en lui signifiant qu’il pourrait quand même en foutre un peu plus, mais il reste toujours placide continuant sa petite vie où il se fait bien chier (comme apparemment tout le monde dans cette petite ville).

Mais la morne plaine n’est pas seulement ce vide de paysages de zone industrielle entrecoupé de baises rapides (et de causeries) dans les bois autour d’endroits de drague, c’est également de savoir que la morne plaine s’est propagée à soi, y creusant un sillon de sinistrose comme c’est pas possible que seul l’apéro entre copains éloignera un peu.

Ses désirs de liberté vont alors coïncider avec ceux de la jeune Hafsia Herzi (qui étouffe, soit avec des copains qui en sont à vouloir la violer, soit avec des parents obtus, dont il connaît le père chez qui il va boire des canons). La jeunette est encore très aveugle sur ses sentiments, ses désirs, sa sexualité. Il lui offre alors la liberté l'extirpant de l'emprise familiale afin de fuir avec elle. Une véritable rencontre et l’histoire d’amour de deux inadaptés qui s’adapteront profondément l’un à l’autre. Et son désir à elle, éveillant le sien, viendra en partie du fait que ce preux chevalier Armand (aimant ?) l’a sauvé du mal (parents, pseudos-copains, vie de merde).

Comme si le réalisateur, à sa manière, revisitait la fable tragique.

Territoires de découvertes en friche, aux désirs parfois contradictoires qui n'obéissent à nulle règle, la vie, en nous, se charge d’affiner les choses et de se trouver, mais cette jeunette désordonnée, et lui, forment alors le plus beau couple d’errance qui soit, celui qui ne durera jamais.

Revient alors la réalité simple de la vie, entre les bras d’hommes mariés de la communauté, cafetier, retraité, père de la jeune fille, commissaire, soulignant l’hypocrisie totale des hommes. Comme toujours chez Guiraudie, la farce rejoint la fable.

 Chaque film du réalisateur mériterait bien évidemment un éclaircissement et un approfondissement que mon passage de l’un à l’autre ne permet probablement pas.
Quelques petites touches, de peinture, quels cols à monter, alors, des balades, errances et autres rencontres à faire, toujours.

 Dans RABALAÏRE, son dernier livre, son écriture est un fleuve volubile que nulle digue ne pourrait arrêter. Un volcan (d’Auvergne ?) dont la lave-langue s’écoule en permanence. Parce qu’il est question de permanence, avec le bonhomme. Et du flot continu d’une langue quasi-uniquement orale. Son texte n’est pas écrit, il est parlé, et jaillit de partout, à l’unisson des pensées du personnage principal. Nulle question de littérature ici, parce que Guiraudie est un paysan arraché à sa terre et qui y revient coute que coute par monts et par vaux, la plupart du temps en vélo.

A l’écouter penser, on pourrait dire qu’il est dingue, ou plutôt, à l’inverse, qu’il raisonne en continu et ça donne un flux ahurissant. Un perpétuel questionnement à propos de tout et à tout instant, fil incertain mais passionné de doutes et d’interrogations : je vais là, j’y repars, j’y retourne, j’y reviens, je prends de la distance, je vais plus loin, je change tout à coup de direction, harponné par l’instinct, le besoin, la nécessité (d’avoir des réponses), instrument animal, homme faible ballotté par ses désirs et fort guidé par sa liberté ; soumis, la plupart du temps, à des forces mues par l’autre, rencontre, curiosité, fascination pour untel, le cul, le désir, la confusion, sous le prétexte de chercher un endroit idéal pour le vélo.
Ecriture qui emporte puisqu’elle est parlée comme dans sa tête, chaos continu d’un Don Quichotte en quête perpétuelle, tour à tour perdu, obsessionnel et pathologique et qui s’interroge sur le bien fondé ou la raison d’aller ici, là, et sur le sens du tout, tout le temps.

Et ça peut être fatiguant, à force, de pédaler toutes les directions à la fois. Mais dans son imagination en perpétuelle ébullition, Guiraudie brasse formidablement le monde.

La révolution, et de l'homme sur l'homme, viendra de la langue de sa terre.

(Mais 70 pages lues sur 800, c'est forcément un peu court pour embrasser tout un volcan😉).

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