mercredi 20 août 2025

Cloué quelque part à l’Ouest, sur Séverine Chevalier

Ni synthèse et encore moins prothèse, mais pas loin d’une thèse, puisque d’elle, j'ai lu finalement deux livres, son premier et son dernier.

Embrasser, aurait-elle dit ?

Recluses 

     Tel un petit Poucet, si Séverine Chevalier s'est enfoncée dans la forêt, c'est pour mieux vous perdre mon enfant.
Cependant, les cailloux disséminés ici et là comme autant de balises dans le récit devraient faire en sorte que vous puissiez vous y retrouver. Juste un peu. Pas plus. Parce que démerdez-vous sinon.
Par contre, les mots, eux, c'est son boulot et vous trouverez pas mieux pour les ciseler aussi finement et en faire des marteaux jusqu'à vous ébranler.
C'est comme lorsqu'on les cherche jusqu'à se suspendre (en) soi-même. Perché, l’on pourrait dire de vous que vous êtes, de l'extérieur, mais c'est pas tout à fait ça non plus puisqu’au contraire on est plus près que jamais de ce qu'on s'échine à scruter et à rechercher, mot-phrase-justesse pouvant donner à voir où à faire voir.

Il semble, et c'est probablement là une part de sa magie, que Séverine Chevalier ne cherche pas vraiment, puisqu’elle trouve intuitivement, et que ses mots sont exactement ceux qu’il faut et pas d'autres, ça pourrait faire radicalement frisquet dit comme ça, mais non, c'est comme un enrobé d'évidence mais façon martèlement et avec une relative douceur.

Immense aussi ce soin pris par l'autrice pour s'atteler au récit de la vie des gens, comme passés au crible d'une entomologiste hors pair, penchée de la même façon sur son microscope pour décrire ces micro-mondes volcaniques aux portes de l'implosion que nous portons tous en nous (ou presque). Ces supputations, ces penchants, ces inquiétudes, ces tourments, ces formulations intérieures, ces interrogations, qui nous laissent, elles, aussi, suspendues. À fleur de peau, pourrait-on dire. Mais avec l'autrice on rejoint l’épiderme du vécu qui va droit au but ; perfection dans le fait de dire l'indécision, l’instantanéité des pensées jusqu'à l'intériorité la plus profonde des personnages.
Dis comme ça ça fait tartine mais c'est beaucoup plus simple que ça puisque chez elle, ça coule de source.
Bref, elle est une orfèvre qui va à l’os mais pas exactement là où elle veut aller, puisque, et c'est l’autre versant de son talent, elle ne sait parfois pas tout à fait où elle va, étant donné que ça serait vers une sorte de poésie directe du dire instantané, qu'elle tend. Vers ce que les mots, eux, voudront bien lui donner.

Et puis il y a l’histoire, les histoires, et la et les façons de la/les dire lorsqu'elles viennent de plusieurs protagonistes.
Trois personnages : elle-même Suzanne, première narratrice, Zora cette fille en jaune qui se sera faite exploser dans une galerie marchande un jour, entraînant 15 mort dont un bébé, sa petite sœur muette et handicapée moteur Zia, qu’elle sortira de son institut pour l'emmener avec elle sur la route de sa quête visant à reconstituer le parcours et la vie de cette fille en jaune, et puis d'autres, tout aussi scrupuleusement décrits et embarqués, ou croisés en cours de route, comme sur la galerie de cette voiture qui zigzaguera partout à travers le pays suivant cette même quête, en filigrane de sa vie et de ce qu'a pu donner sa sorte de famille à elle : soeur-poids-mort qu’elle couve comme une mère, mère morte d'avoir trop fumé à ne rien dire devant sa fenêtre, et pas de père ou si peu, mais surtout pas besoin tellement c'est pire que tout.
Les voix désaccordées des protagonistes de la même histoire formeront alors une étrange mélopée, mais sans la moindre fausse note. Au contraire. Une vraie symphonie chaotique, accordée aux notes distendues des récits, jusqu'à ce chemin emprunté qui, soudainement, comme l'histoire elle-même, va déraper.

Mais qui est Suzanne, au fond ? Et qui est (vraiment) Zia ? Et qui était Zora ? Et pourquoi et à quoi bon, cette quête ?

L’ombre de la fille en jaune, toujours partout, reviviscence implacable d'un vécu choc et d'une mort explosive qui vous a, vous et le bébé, presque laissé sur le carreau ; le père de Zora, bonhomme désabusé chevauché pour ses secrets, ces êtres croisés qui auront peut être croisés la fille en jaune, des lieux, existences chaos et chaotiques ou perdues, machiavéliques et parfois même en quête de, et puis, et surtout, cette écriture, du souffle, de la respiration et du silence, pour dire et raconter.
Dans une langue si puissamment poétique qu'on pourrait presque s'y perdre, comme dans une forêt d'ailleurs, mais on s'y perdra jamais autant que les personnages face à leur psyché elle-même, dans leurs doutes, peurs et interrogations, ce qui revêt un caractère doublement troublant et rend l'œuvre elle-même si troublante.

L'on dit souvent d'une route que ça n'est pas son aboutissement ou sa finalité qui importe (point A, point B), mais le chemin lui-même et ce qu’il aura fait de nous.
Chez l’autrice, les deux sont vrais, se suivent, cohabitent, s’entraînent et se renforcent même dans ces entrelacs de vies qui racontent les liens entre les êtres et ces trames de personnages aux destins et aux desseins enchâssés.

Et si la fille en jaune n'avait été qu’un prétexte ou un détonateur, et pas forcément, seulement, celui que cette dernière aurait eu en main ?

Rarement autrice ne m’a paru brasser et embrasser la vie et son tout dans son ensemble, aussi bien et aussi puissamment jusqu'à la langue elle-même, qu'elle sonde en permanence.
Un livre impossible à résumer tant il est dense, profond, vibrant, vivant et poétique à la fois et une autrice comme il y en a peu, là où le secteur, et c'est heureux, ne pourra jamais la cataloguer ou la catégoriser complètement. Mais ça reste, et c'est là que la magie opère également, un vrai polar, ou du moins un roman noir, mais qui emprunte le chemin le plus obscurément lumineux du récit personnel.
La croiser à Penmarc'h (Goéland masqué), c'était croiser un rire. D’une démesure souriante ? D'une euphorie particulière face à l’existence (revenue de tout ?). De cette hilarité propre aux cerveaux en perpétuelle ébullition ? Ou le rire d'elle-même et de nous tous et de trop bien le savoir ? 
A moins que ce ne soit simplement la joie des autres, de les voir, de les retrouver, de les ressentir, de vouloir là aussi les “embrasser”, ou simplement d’avoir pu les rencontrer.
Elle en serait bien capable.

Ce livre serait-il l'expression d’un déluge qui charrie les êtres comme les pires secrets pour pouvoir mieux les mettre en lumière ?

De ça, et du reste, je ne vous dirai évidemment rien.

 

Théorie de la disparition


    Séverine Chevalier n'a vraisemblablement rien à voir avec le personnage principal de son dernier roman : La femme de Mallaury, l'écrivain important.
Et pourtant, sa façon de dépeindre le milieu du livre et des salons est jubilatoire. Les comportements, les gênes, les convenances, les convenus, les connexions plus ou moins fabriquées pour, les pas venus, les trop présents, les groupes qui rient beaucoup et les gens qui savent toujours quoi se dire.

Elle est la femme effacée qui fait office d’à peu près tout mais surtout d’organisationnel du mari, l'écrivain important, la présence enveloppante et rassurante, l’arrondisseuse d'angle, le souffle et la respiration palliative au cas où, la chose agréable qui se diffuse, l’accompagnatrice principale, bref, elle sert de justification et globalement de secrétaire et de paillasson quand le grand écrivain est ronchon et vous le fait savoir. À avoir été monté en épingle, ou caressé dans le sens du poil un peu trop longtemps, c'est que ça finirait par se la péter un peu, ces bestiaux-la. Mais ce qui est lumineux dans l’écriture n'est pas dans la description de l'auteur, mais plutôt en ce que la position et le rôle de la narratrice lui font devenir, toute en intériorisation lamentable de sa propre servitude, prose sublime dans laquelle l'autrice est irrésistible de drôlerie.
Puis un jour, glissement fatal. Un détail, un minuscule rouage, un mécanisme, une toute petite chose, mot échappé du cirque à ciel ouvert, petit caillou qui va tout enrayer et la faire basculer.
Séverine Chevalier est orfèvre pour faire de ces micros choses dans des micros moments, une obsession qui finit par tout dévorer et vous avec.

En parallèle, en filigrane, des souvenirs de sa vie et de celle, traumatique et pourtant très antérieure, de sa famille, mettant à jour ses failles et ce qui fait qu'elle se demande qui elle est et ce qu'elle a bien pu devenir, là, à suivre ce grand dadais bien en vue vénéré par tout un secteur d'activité.
Disparaître, alors, pour tenter de se réécrire ?
Séverine Chevalier brasse tout, l'histoire des personnages et ses mésaventures intérieures à elle, dans une gigantesque et touchante lessiveuse dont on ne voit plus le bout. C'est ça quand on est un buvard et/ou une éponge.
Autant ces constantes digressions ouvrant une porte sur un épisode de la vie de la narratrice pourraient être pénibles et n’amener à rien, autant elles complètent formidablement le tableau qu'elle fait d'un personnage et de sa vie et de ce qui fait qu'elle se serra retrouvée là, dans le récit et dans le sens de l’histoire-même qui est en train de se dérouler.

Le génie, ça doit être ça. Cette sorte de matrice implacable qu'est un esprit qui capte tout et enregistre tout d'un temps, d'un moment, et tout ce qu'il y a, l'autrice le dit si bien, “en dessous”, creusant la vie des êtres dans toute la multiplicité de leurs strates.


Séverine Chevalier se fout/moque des grands écrivains (de pacotille), elle ne s’accroche qu’aux micros détails, mais elle est elle-même, et probablement ne voudrait t’elle pas en entendre parler parce que comme dit plus haut ça ne sert à rien qu'à se brosser, une très grande écrivaine. 
Elle enfonce tout, et même s'il faut, et justement, les portes ouvertes, qui en deviennent alors tout à coup plus physiquement présentes que jamais au vu du soin et de l'application qu'elle prend à les dépeindre, les imaginer, les gratter, les repeindre, à en suivre et à en redessiner les contours, à en dire les traces, douleurs et vécus, comme de milles vies, à les raconter et à en raconter les fondations jusqu'à leurs raisons d’exister.

Ni disparition, c'est une présence à la vie rare et comme jamais, que nous avons là.
Ses récits sont immenses car ils ne disent rien d'autre que la lisière ou le liseré des choses. Et c'est le plus intéressant puisque c'est le dévoilement de ce que nous sommes. Cet ourlet, cette sorte d'interface qui gobe tout et voit tout. Cette lisière, cette frontière, cette ligne fine cachée dans le velours de nos êtres et de nos pudeurs qu’elle dépeint et dessine, cette tranche, épaisse ou moins, mais d’une vie comme jamais.

Allongé dans mon lit, probablement du fait d'un souvenir d’enfance très enfoui, j'ai toujours touché avec une jubilation curieuse ou le besoin d'être rassuré, cet ourlet, ce rebord de drap qui se repliait finement sur le bord et qui provoquait en moi un vrai vertige plaisant, une sorte d'extase intérieure infinie. Le monde aurait pu s'effondrer et ma vie arriver à ses dernières secondes que ce qui me ferait me sentir vivant et entier jusqu'au bout, serait de toucher avec deux doigts cet ourlet, le malaxer jusqu'à oublier l'instant et l'effet puissamment apaisant qu'il serait toujours susceptible de me procurer.
L’inconscient, mais le tactile et le sensible, finalement comme moteurs de nos actes et de qui nous sommes.
C'est d'une de ces sortes de liseré, d’ourlet, sur cette sorte de fibre et fil là, finalement sur cette crête comme d'une vague instantanée, que Séverine Chevalier retranscrit sa vie et la quasi-totalité des nôtres.

Et c'est quelque chose.


A noter : pour des portraits d'écrivains gratinés, lisez le remarquable :

-        Le grand écrivain, de Jean-François Merle, portrait au vitriol d'un personnage comme d'un monde par un vrai connaisseur.

-        “Les Âmes Déglinguées” de Claude Bathany, et deux de ses merveilleuses nouvelles “Être un auteur de romans noirs” et “Déjà trois cent mille exemplaires vendus” qui disent pour l'un, l'auteur phagocyté par sa doublure, pour l'autre, le manipulé par son futur éditeur. Jouissif.

 


 

mardi 12 août 2025

A la ligne, de Joseph Ponthus

Il est difficile de se mettre à la hauteur d'un tel livre, comme il est apparemment et aussi pour beaucoup difficile de se mettre au diapason de ce que vivent bien des gens au quotidien.

Je vais essayer. 

Ça avait mal commencé. Surtout lorsque vous savez que vous en avez pas des masses vous-mêmes, de références. Ce bouquin en était truffé. Ainsi Claudel, Shakespeare, Godot, Genet, Du Bellay, Ronsard, Perec, Aragon, Apollinaire, Dumas, Zola, hypokhâgne tout entier peuplait ces feuillets d'usine alors qu'on leur avait rien demandé (et encore moins de la ramener).

Mais loin de s'en cacher et même au contraire, les références avaient visiblement soutenu l’ouvrier Ponthus face à un monde qui ne peut effectivement que vous désarmer ou bien, paradoxalement, vous réarmer autrement. Avec ce refus de juger, cette faculté critique mais aussi avec la quasi-obligation de ne rien dire propre aux travailleurs en tout genre et de tous métiers. On est payé pour, alors on va pas se mettre à critiquer (ou bien pour des améliorations). 

Et puis personne t'a obligé, hein.


Ces références, c'avait été le monde de Ponthus et ce qui le fondait. Comment se passer de ce qui est nous puisque c'est chose la plus précieuse ? L’auteur le savait même si au début c'eut dû lui paraître encombrant, et surtout inutile, face aux jours-assommoirs qui ne donnent aucune réponse autre que d'y survivre comme on peut pour réussir à atteindre la date mensuelle fatidique du chèque d’avance. Ce qui, même si c'est le lot commun de l'humanité, et souvent son drame, n'a, en vérité, aucun sens, puisque comme dirait l'autre qui n’est pas la moitié d’une tarte, cavaler comme un lapin à tout bout de champs c'est pas ça qui fait faire société.

Le poète avait dit :

“Est-ce ainsi que les hommes vivent ?”

L’ouvrier, lui, entre deux lignes et dans un boucan dingue, avait répondu en hurlant :

 “T’imaginais quoi ?”


Pour l'auteur, ces références semblent avoir été une porte de sortie, là où pour nombre d’ouvriers la seule porte est celle qui les y garde enfermés presque 6 jours sur 7, dans l'usine. Jours, mois, années, dizaines d'années, avec comme seule perspective le week-end espéré dès le deuxième jour de la semaine, ou, aussi, un peu, pour celles et ceux qui y restent, une forme de chaleur et de camaraderie dans ce bateau chancelant de la galère partagée, en guise de réponse.

Seulement, confrontées à la réalité, parce que l’usine n’est pas là pour te permettre de penser mais pour t’obliger à consacrer tes pensées aux gestes à effectuer en continu, tes références en prennent vite un coup dans le beignet. Alors s'y accrocher, comme à un horizon désormais inatteignable mais au moins, déjà, un horizon, là où il n’y a plus qu'un massacre organisé à grande échelle auquel on prend part d’une façon obligatoirement zélée.

Ce livre est grand puisque vécu et parce qu'il montre le cheminement qui te fait passer du roseau pensant au carré de bidoche anéanti par l'épuisement. La valeur travail, celles dont se servent dominants et affidés pour t’assassiner avec nous en criminels au bout de la chaîne puisque c'est en finalité nous qui consommons, l'achat déclenchant la commande, comme dans tout bon flux tendu.

“Just in time”, m'avait-on précisé dans un module de formation pré-usine.

Tu commandes une bagnole ? Boum, ça déclenche le fonctionnement de toute la chaîne, livraison, pièces, assemblage, fabrication, expédition.

Pareil avec la bidoche. Tu achètes ton rôti de porc, Leclerc lance sa commande et bim, l’abattoir met sa chaîne d'assassinat en fonctionnement continu grâce au frétillement d'une multitude d'intermédiaires jusqu'aux agences d’intérim, avant-derniers maillons de la chaîne.


Mais ce récit ne raconte pas seulement l'usine et ce qu'elle te fait, mais également le monde du travail lorsqu’il assomme physiquement et assujettit psychologiquement. Par exemple lorsqu'un changement d’horaire de la boîte d'intérim que tu ne pourras plus contester puisque c'est we et qu'il n'y a plus personne intervient, foutant en l'air ton covoiturage et t'obligeant à aller jusqu'à prendre un taxi pour te rendre à ton travail quinze bornes plus loin. Payer soi-même pour être payé un tout petit peu plus un peu plus tard. Si juste, ce sentiment de pouvoir devenir dingue à essayer de s'adapter à tout et n'importe quoi, et ce lorsqu'on se sent ne plus avoir le choix en rien.

Cette empreinte et ce fer rouge qu'on te plaque sur la gueule t’obligeant à te soumettre à cette indignité consentie, voilà le sort des précaires sous l'égide des colonies de cadres.

Et puis la bassesse, parfois, alors que l'épuisement guette. Entendre parler de “boucaques” (bougnoule-macaque) après les attentats de 2015, devoir supporter le collègue violent, le porc malsain fier de lui qui ne foutant rien ou n'importe comment, fout la merde dans ton travail sans en subir jamais les conséquences, ou les reportant sur toi, rajoutant un cercle à ton enfer.

Merci à Joseph P d’avoir si bien retranscrit et raconté ce que font et vivent des milliers de gens autour de nous. Et merci à nous de nous en souvenir et de ne pas oublier lorsqu'on va acheter sa barquette conditionnée ou sa bidoche au supermarché.

A quoi reconnaît-on un bon livre ? Il va à l'essentiel. Comme lorsqu'on prend une ligne de bus, descend à une autre, se glisse dans sa tenue de travail, salue la compagnie et qu'on s’y colle huit heures par jour. 

Simple, pas le temps de mégoter, droit au but. 

La forme, le genre et la fréquence du travail, loin de l'empêcher d'écrire, ce que fait généralement cette saloperie sur vous, ont apparemment façonné l’écriture-même de Joseph Ponthus. Et c'est heureux. 

La fiction, je veux dire. 

Parce que la réalité est moche même si l’on s'y accroche comme des poux ce qui fait qu'on est parfois des manuels ambulants de paradoxes. Et l'usine, elle, elle sait très bien y faire pour entretenir et même raccommoder vos paradoxes. 

Elle vous occupe simplement jusqu'à vous habiter complètement.

L'enfer, mais par l’ouvrier lui-même, qui s’y soumet comme le troufion à son commandement, à sa boîte d'intérim qui le pilote sur un échiquier de placement. “Souplesse” disent les enfoirés, “flexibilité” renchérissent les collabos, qui connaissent la langue utilitaire, mais “pour votre bien et parce que vous nous l’avez demandé, hein”.

Et oui, vous y êtes venu tout seul, dans cette guerre. Puisqu’il s'avère que c'est une guerre, et de tranchées, et qu’il faut un cap, une direction, un sens (doublé si possible d’un challenge personnel (verbiage patronal qui connaît l’être humain et sa propension à la compèt, regardez tous ces matchs de foot dont on nous inonde). Exemple du cap/sens/challenge : passer quinze tonnes de bulots dans la journée. 

Sinon c'est mort et agonie. Dans une guerre tu tiens le coup et tu te serres les coudes, déjà pour les compatriotes. Mais une guerre ne serait-elle pas aussi celle qui pare le combat d'une forme de noblesse ? À supporter chaque heure ? Après la première désespérance, finalement devenue habitude acquise avec la répétition des jours, à suivre la fréquence et à gagner en efficacité jusqu'à atteindre un vrai rythme de croisière, voire enfin de compétition, à devoir assassiner puis désosser des animaux jour après jour, à éponger leur sang ou nettoyer la merde des cochons puisque de terreur ils se seront chiés dessus avant d'y passer à leur tour.

 

Est ce qu'on s'y fait ? 

Oui. 

Parce qu'on se fait à tout. 

Qu'est-ce que ça dit ou fait de nous ?

C'est une autre histoire. 

Et puis demain sera un autre jour (travaillé).


Livre magnifique et puissant, mais dans sa simplicité et sa profonde honnêteté, humilité, doublée d'une vraie belle sensibilité, et qui se trouve être tout en même temps, témoignage de vie et souffle qui va avec.

Ce livre est l’épopée d’une vérité crue. Y a pas de chronique, de critique ou je n'sais quoi à faire face à une vérité crue, il n'y aurait que la limite des mots et ceux, forcément creux, de la communication, qui sont ceux de la manipulation, devenus ceux de nos sociétés, du monde et parfois même le nôtre, d'un réseau social à l'autre.

Une vérité crue, on s’la mange et on l'accepte sans commentaires. Ce que je n’ai pourtant pas pu m'empêcher de faire ici, ayant bossé quelque temps dans des secteurs avoisinants.

 

Mais nous sommes planqués, nous, ou la plupart, pas comme ses milliers de gens qui se le prennent tous les jours dans le nez, dans le corps, dans le cerveau, et généralement pour un salaire honteux. Alors se le rappeler. Lorsqu’on juge, condamne, détermine, ironise, ricane, ce quelqu’un qu'on a face à nous un moment et dont on moque la ou les pensées. Parce que pendant ce temps-là on ne voit pas d'où il vient et ce à quoi il doit faire face chaque jour et chaque nuit.

Un récit de survie. Comme il y en eut des camps, comme des carnets de voyages mais néanmoins d'un enfer choisi, celui-là, même si ensuite on ne sait plus trop.

Ce livre est LE livre. Mais attention, comme toute vérité au et du monde, il ne laisse personne indemne et c'est ce que doit, j'imagine, demander une épopée, car c’en est une. Celle à laquelle font face chaque jour des millions de gens là où ils se trouvent.

C'est ça, j'imagine, qu'il aurait peut-être voulu, Joseph Ponthus, que c’en soit une, d’épopée.

Parce qu’après tout, une épopée, c'est aussi la finalité voire la forme d'un livre.


Puis, entre quelques autres, presqu’anodine, cette petite phrase, vers la fin, adaptée à l'instant mais comme les prémices, déjà, alors qu’une porte de sortie s'entrebâille, d'une funeste prémonition :


“Il y a que je paierai cher demain ce texte écrit si tard”.


Point. 

A la ligne.


mardi 5 août 2025

Bonaventura, de Thierry Aguila


Le sens de l’image, de l'action mais également du songe immobile au cœur du tumulte, n'y aurait-il qu'un réalisateur et scénariste, de surcroît marseillais, pour pouvoir raconter aussi justement ce genre d'histoire ?
Finesse, virtuosité des dialogues, vraie poésie et retranscription tracée au cordeau de celle qui sied, j'imagine, au mieux, à sa ville, donc à son pays, Thierry Aguila délivre ici un récit palpitant aussi riche que passionnant sur Marseille. Cette Marseille, rencontrée une fois et traversée en bus, entre une voiture d'arrivée et celle qui m'envoyait ensuite à Cassis, et qui, malgré sa lumière, semble être un bien beau, mais parfois bien sombre, pays.
Un polar dans le feu de l’action mais tout en même temps en effleurement et en ressenti, ancré dans la matière-même des personnages, jusqu'à leur incapacité à décrypter et à voir venir tellement tout leur tombe dessus brutalement, les obligeant à improviser. C'est aussi dans ces interstices et cette faillibilité des personnages qu'apparaît le talent de l'auteur-réalisateur, ajouté à la richesse d’un parler local très imagé.
Habitude des comédiens, qui donne cette pâte, cette épaisseur, qui fait fermenter ces doutes, et déjà, quelque part, une vraie histoire (la sienne ?) offrant aux êtres leur puissance évocatrice ? C'est aussi cet équilibre là, fin et fragile, entre desseins, destin, caractères et tourments, puis fluidité d’un récit pourtant tout en suspension, qui font que rien de ce qui va advenir ne filtrera jamais.

Au-delà de ça, c'est avant tout d’une vie de docker dont il est question, par ce personnage si finement décrit qu'on le sent (le sait) emprunté à celui du père du réalisateur lui-même. Une connaissance intime de la vie ouvrière, donnant également un portrait et un triptyque passionnant sur la ville : Marseille, ton port, tes vies, durailles et désespérantes, des gamins des quartiers. 

Alors, quand un cousin inconnu, jeune truand basé en corse, natif du même coin et au même nom, vient s'inviter à moitié sanguinolent dans votre garage trop bien rangé d'immaculé chef-docker, pénétrant ainsi et par effraction cette existence que vous avez rugueuse, droite mais digne, la machine huilée se grippe. 

Loin de tout carcan cinématographique, ou d’une nécessité à devoir se plier à des obligations particulières sans même parler des contingences d’une équipe, Thierry Aguila n'aurait-il pas trouvé là un mode d’expression lui permettant (à défaut, puisque ce livre était à l'origine un scénario) d'étoffer ou de pouvoir creuser un récit, sa forme, ses personnages, mœurs, interactions, tout en allant plus loin dans les interrogations des personnes, ce à quoi elles se référent ou se confrontent ? 
Un film, en nos temps où créativité et création semblent parfois réduites à peau de chagrin, peut-il restituer son tout aussi bien qu'un livre, puisque c'est de la matière et de la raison d'être de celui-ci dont il est question, étant donné que vous y êtes seul sur le pont de votre propre bateau amarré là où vous l'aviez souhaité ? (Avec l'éditeur, évidemment, qui vous guette du coin de l'œil, mais du quai). 
Bref, plus que tout autre art, le livre ne permet-il pas de pouvoir aller jusqu'au bout de son propos, avec la possibilité d'en emprunter quelques pistes imprévues, des chemins de traverses, au sein-même du récit ? Comme lorsqu'on se perd dans la nature (volontairement ou non) et qu'on tombe sur un lieu, une route, un paysage, qui délivrent autant de possibilités d'émerveillement que de façons d’entrevoir et ou de prolonger la même histoire mais d'une façon autre ?
Bref, ce livre plan B ne serait-il pas plutôt une création number ouane ?
A mon goût, si. Puisqu’il est un vrai plaisir de lecture, un excellent roman noir et une véritable découverte de ces mondes qui s'entrechoquent et se ramifient pour le meilleur et pour le pire, puisque c'est d’une fiction dont il est question, mais de celle qui vous témoigne intimement et profondément de la ville et de ce qui la rend charnelle jusqu'à la faire palpiter tel un organisme vivant : veines, pouls, artères, jusqu'à ses poumons et au coeur de son coeur-même.
Le reste c'est ce qu’il se pourrait bien qu'il arrive (presque inévitablement), puisque la vie est moyennement faite de longs fleuves tranquilles : Trafic, attaque, bain de sang, cavale, planque, tentative de fuite, épineuse bisbille entre truands corses et locaux. 


Avec Marseille, c'est un peu toujours la même histoire, mais là c'est tout autre chose et d’un tout autre niveau. Puisque vécue de l'intérieur et vibrante de vérité, écrite sur le fil d’une intensité qui ne faiblira jamais. Le passé et une histoire de famille qui vous reviennent en pleine gueule par un “minot” à bout de souffle, blessé, jusqu'au boutiste. Anto, mémoire du port et du passé ouvrier, au sein d’une vie de docker marseillais regorgeant d’anecdotes. Thierry Aguila offre aussi là un récit truffé d’astuces et de connaissances (visiblement 😄) du monde de la démerde comme de ceux de la petite et de la grande délinquance. 
Puis enfin, cet amour absolu, indéfectible, du peuple, de tout horizon et de toute obédience, de ce qu'il en reste, de celui qui est resté en rade (du port ?) du management et autres symboles du monde malsain qui accélère, au dehors, au-delà, selon dockers. Cette amour desdits “petites gens”, qui sourd de partout : con de flic, p'tit voyou, gus à la ramasse, employé qui traficote et fait son beurre, l'observation d'une société qui ne tient presque plus que par ça, ses bouts de ficelles, ses pansements qui saignent, et quelque part, encore, son humanité au cœur du gigantesque océan de déshumanisation que sont aussi ces gigantesques quais de chargement et de déchargement. C'est ça que de se tenir les coudes sans jamais trahir le camarade.
Ce Marseille synonyme d'horizon et de voyage, pas de fuite de cerveaux - ceux-la-qu'ils-dégagent -, mais plutôt d’une fuite tout court parce que pas le choix.
Ville, truands, docks, ouvriers syndiqués ou non, ses quais, lumières, ses sons et ses odeurs, ses rites et ses rythmes, ses fluctuations et ses échanges, ses jours, ses nuits, sa mer, fauve, ses fauves et sa faune, puis enfin ses rives et cette jeunesse, qui dérive.

Quelques coquilles, inévitables, parsèment un chouille le roman, mais faites-en des coquillages et mettez-vous-les autour du cou, ça fera un joli rendu et un hommage mérité à la Méditerranée.
Bref, un magnifique polar orné de très belles histoires et une sacrée foutue belle réussite.
Un film ? 😉

Bonaventura, Thierry Aguila, Editions L'Ecailler

dimanche 20 juillet 2025

Vagues, Yvon Coquil, Goater Noir.

O joie ! y'a tellement de bouquins qui vous passent entre les doigts tel le sable d'une plage où ne se dessèchent que les vieilles peaux et les tentacules de la méduse, que lorsqu'on en trouve un qui parle vie, vérité, sincérité, simplicité, réjouissances et folie, l’on s'y accroche comme si c'était un peu la sienne (de vie) (et pas la chienne. Quoi que).

Évidemment un camarade, mais justement. Après l’avoir croisé, après avoir été gentiment piloté (et pas éconduit!) par le bonhomme lors du Goéland masqué ; à sa fréquentation, à sa générosité, à ses histoires, il était temps de le découvrir par ses livres (lui qui est souvent bien plus tourné vers les autres).

Voilà pourquoi on est content d'avoir signé un jour dans la même maison. Parce qu'on s'y retrouve un brin chez soi, et dans le vrai, avec quelques billes et trajectoires avoisinantes, là où lui est fait de regards touchants, de phrases directes, d'un phrasé qui ne s’embarrasse pas de littérature (et c'est heureux) et d’un témoignage vrai et brut de cette jubilatoire  réalité distordue qu’est la fiction. 

Avec celui de raconter des histoires, tirer des portraits jusqu'à la pire grimace est sensiblement un des grands talents d’Yvon Coquil. L’humain, bringuebalant, con, énervé, idiot ou placide, complètement dingue parfois, mais toujours irrémédiablement touchant, au centre, pour le meilleur et jusqu'au pire. Voilà ce que raconte, démultiplié et en nouvelles, ce malicieux opus.


Pas de chichi avec le bonhomme, 30 ans de chantier naval, ça ne forge pas que de l’acier, ça force le respect et ça va droit au but. Ça interpelle, préconise tout juste mais avant tout, si ça engueule, ça ne sera jamais insensible, parce que c'est pas le genre de la maison. Tranches de vie, en ces temps ou la dislocation des solidarités a fini par mener au chacun pour soi, tranches d'un monde qu'on cherche à fuir, sans jamais y arriver puisque comme le sort, il vous revient toujours en pleine gueule. Un ciel bleu, dans le regard d'une femme, mais ce destin fatal qui vous cloue au tabouret de bar ; le quotidien des gens, des pauvres, qui ne s’enrichiront jamais, ou parfois, pour et par la cause, et ce qu'il pourrait en résulter. Mais la communauté, toujours, encore, aussi petite soit-elle, pour pas longtemps probablement, car Yvon Coquil, quand il ne fait pas disjoncter littéralement ses personnages (voir le remarquable et si paranoïaque “le sniper de Keruscun”), raconte SA mémoire ouvrière à lui. Pas tant les chantiers, mais la vie comme elle peut, tout autour. 

Finalement, du travail lui-même, rien de particulier à en dire d'autre que des gestes qu'on apprend, répète, affine, et qu'un silence aussi respectueux que contractuel vous obligera plus ou moins à taire vis-à-vis de l'extérieur, sans même parler de la pudeur du fait des autres et des copains, puisqu'il y en a et qu'ils seront matière et préalable à réussir à supporter à peu près toute la saloperie du reste : c'est à dire cette foutue chienne de vie. Bref, et Brest, la relation à l'autre, quel qu'il soit, et aussi insupportable soit-il (soit elle), elle sera toujours au centre de tout.

Pas spécifiquement de poésie, on est pas chez Ponthus, juste cette fatale enclume de fatigue qui vous tombe sur le coin de la gueule en fin de journée, en réalité moyennement fréquentable et encore moins racontable. Le reste, c'est limite de l'indécence ou du voyeurisme bourgeois. Toi, t’en sors, eux y restent pour la vie, et souvent même y meurent à peine sortis, puisque les maladies de leur travail les auront rattrapés. Aux ouvriers d'en parler, alors. Le monde du travail est ce qu'on y fait et ce qu'on sera amené à y faire, point. Voilà peut être la raison pour laquelle Yvon Coquil n'en parle pas précisément, ou si peu, évoquant plutôt les alentours, les à-côtés, les histoires autour, du tissu géographique populaire au groupe, à la bande, au quartier du coin de la rue, et ainsi des rues et de la ville, de sa ville, du matin au soir jusque tard dans la nuit, des gens et de la vie des zones, des pans de bout de ville de Brest qui appartiennent à son histoire, glanées, récupérées, restituées, recrachées. Avec cette plume et ce regard qui sait, parce que l'auteur connaît la vie, les êtres, et qu'on ne la lui fait pas. 

Tellement loin de cette littérature du moi qui ne ramène jamais, même un peu, à l'autre ; du moi qui s'expose, se surexpose, se superpose. Tout en idées, songes, rêveries, supputations, mélancolie, horizon brumeux (normal c'est la mer), généralement un peu contemplatif et au sein d'une famille compliquée (ah, ces familles compliquées…). Un truc à grain de sable, avec trois rouages bourgeoisement entretenus pour faire rouler le merdier sensé passionner une population à cette période de l'année où il est temps d'ouvrir les volets de la résidence secondaire. 

Bref, pour aérer. 

Une littérature de l’aération, comme lorsqu'on lâche un vent après s'être mangé celui du large. Voilà pourquoi le polar a toujours et encore son importance, pour dire, tenter d'expliquer le monde et ce qui a bien pu se passer (pour que tout vire ainsi à la merde?). Le passé, le temps et comment les choses ont pu se déliter, pour mieux comprendre la ville, un monde, les à-côtés d'un monde, un milieu, et ce travail au début central devenu finalement accessoire, puis progressivement non-travail, et ce que, surtout, ça occasionnera sur vous. Bref, pour dire ce qui reste de l'humain, de son rapport à l'autre, de ses rapports aux autres, lorsqu'il en reste, des autres, et aussi des rapports, qui ne seront encore pas tout à fait devenus, comme ils le sont désormais un peu partout maintenant, de force ou concurrentiels.

Brest ?

Pour moi, l’empreinte de récits familiaux par de lointains cousins, deux jours par ci par là, un passage par la gare et la ville en bus lorsque, guide touristique, plus jeune, je promenais mes touristes sur les côtes l'été venu, des fragments d'enfance entre Porspoder, Portsall, et Lanildut, un Amoco Cadiz plié en deux dans le zodiac d’un tonton retraité de la marine marchande, puis, mes premières copines arrivé à Rennes, le Finistère telle une insoupçonnable filiation instinctive. 

Bref, Brest et la vie des gens. Des copains et des copines, une histoire particulière, comme l’anecdote du fin fond d'une famille. Yvon Coquil est témoin de son temps mais également du temps et de celui des générations de sa ville, de celles de ses quartiers, de la Bretagne, mais surtout, et aussi, des gens et de leur écosystème branlant mais souvent irrésistible et désopilant, puisque c'est l'être humain qui est parfois et souvent ainsi, quand on le regarde avec l'amour qu'il mérite toujours, tellement cette chienne de vie vous bouffe tout cru.

Yvon Coquil témoigne de la vie de ses bestioles là et de ce grand delirium qu'est leur passage sur terre qu'il sait si bien mettre en mots, avec la force de la simplicité. Il l'a probablement vu naître et évoluer cette cité des maçons. Qu’est elle devenue ? Qu’en est il aujourd'hui ? N’aurait-on pas plutôt envie de lui demander mais sans vraiment vouloir le savoir, puisque la fiction sert justement à un peu fuir la réalité pour un rendu autre, et probablement aussi, pour en tirer le meilleur ?

Et puis fuck, pudeur et transmission et place aux nouvelles générations, et leur laisser le crachoir et la parole.

Brest c'est pas que Miossec, même s'il témoigne d'une sorte d'humour désespéré et comme détaché propre aux brestois et aux finistériens. Ce truc d'infinité plutôt que de bout du monde, qu'on leur ressasserait en permanence. Brest n’en a que foutre puisqu'elle est au centre d’elle-même, surtout. Elle n'est pas Rennes, et encore moins, comme cette dernière, du genre à pomper Paris. Elle est un concentré d’histoires et un succédané de dignité. Mots clés et vortex existentiels au milieu desquels tout devra irrémédiablement tourner : Le Sulky et La cité des Maçons. 

Bref (ou plutôt Brest), cet opus est une radicalité joyeuse et un véritable grand livre majuscule.

Vagues, Yvon Coquil, Goater Noir.


vendredi 14 février 2025

Autobiographie d'une des artistes les plus singulières du XXeme siècle : Marianne Oswald, Je n'ai pas appris à Vivre

 

“Ce livre a commencé sur les nappes de papier des petits bistrots de Paris où j’allais manger en compagnie de personne.

On venait de me couper la gorge.
Les médecins disaient : “Si vous voulez faire le métier de chanteuse, taisez-vous en dehors de vos chansons ; sinon le bistouri du chirurgien n’y pourra plus rien”.
Mais il y avait en moi des choses qu’il me fallait raconter. Les nappes de papier étaient patientes, les images montaient du fond de mes souvenirs et se mettaient à danser. Doucement, les images poussaient sans que je puisse les arrêter, doucement comme moi j’avais poussé, herbe sauvage à l’ombre du dédain.

Un beau jour je pris le bateau pour l’Amérique. J’ai chanté là-bas. Mais lorsque les cordes de ma vie, comme les cordes du monde, furent emmêlées à en étouffer la terre, je me mis de nouveau à écrire ; cette fois en langue américaine.
Pendant ce temps, mes chansons dormaient.

Dans cette Amérique en fièvre, je rencontrai Mimi Pearce et ses deux ravissantes petites filles, Merry et Nancy. Chez elle, loin des grandes villes, entourée de pelouses joyeuses, je finis mon livre, qui fut publié à New-York.
Albert Camus, qui était venu aux Etats-Unis pour y faire des conférences, lut One small voice, l’aima et le rapporta en France.
Mais il fallait que je revoie le ciel de Paris, avec ces étoiles sur des balançoires de nuages en fête.
Enfin je repris le bateau et de nouveau je revis la France.
Je réécrivis mon livre en Français. Et il est devenu…

                                             
JE N’AI PAS APPRIS À VIVRE

Merci à tous ceux qui m’ont encouragée à faire danser mes images sur des feuilles de papier.

                                                                 Cette Marianne ”


  Benoît Broyart, auteur et éditeur, du fait d'une rencontre avec Janine Marc-Pezet, amie de Marianne Oswald les dernières années de sa vie (au cœur du bric à brac d’une chambre sous le toit de l'Hôtel Lutetia) a exhumé l’autobiographie de la chanteuse danseuse actrice parue pour la première fois en 1947.

Récit bouleversant d'une enfance et d'une préadolescence non faites spécifiquement de coups (bien que), ni de coups du sort (bien que), mais d’une relégation quasi-permanente en même temps que de la construction, finalement, d'une personne et d'une artiste. 
Honnie, trahie, rejetée, les souffrances de la petite Marianne auront fini par imprégner sa voix et son être-même.
Récit passionnant d'un bout de vie, d'une époque, d’une éducation qu'elle finira par se faire elle-même parce les autres c'est pire que tout, puis et surtout d'une émancipation, préfigurant ce qu'elle deviendra alors.

Pas de défilé de “connus” dans ce livre lumineux, et c'est heureux, mais une fable touchante et très émouvante (puisque narrée à la première personne du singulier) et qui se lit comme si l'on volait sur les ailes du désir au creux d’un gigantesque appétit de (sur)vivre. 

Récit d'un quasi-quotidien pendant la première guerre mondiale (elle qui était Lorraine, donc un jour allemande le lendemain française) ce qui l'ancre si intensément dans la vie, en son temps, dans sa réalité, dans sa vitalité même mais au-delà, au-delà du temps lui-même puisque c'est finalement le récit émouvant d'une petite fille comme il pourrait y en avoir pas tant que ça.

Nota bene : En ces périodes merdiques qui sont les nôtres, on aurait coutume de dire et la direction des affaires humaines ici-bas elle-même, que le livre serait galvaudé, voir superfétatoire, pour ne pas dire inutile, hein, et puis y en a trop, regardez ces étals de libraires, bouh c'est pas honteux, tout ça pour servir le gauchisme ambiant en plus, et puis ça sert à rien tout ça, à l'heure où la planète devient barge, et où plus que jamais çui qu'à la plus grosse est en passe de foutre le monde en l'air, préconisant en sourdine (ça fait pas encore bien de le dire), et avec un nombre impressionnants de collaborateurs de toute obédience, que le livre est chose un peu inutile puisque finalement pas franchement rentable. A vous qui pouvez aisément vous contenter de consommer, de télécharger une appli, de bouffer de la connexion wifi devenue principal vecteur de la décharge publicitaire mondiale et/ou de vous prosterner devant l’IA étant donné qu’à force, votre cerveau lui-même aura fini par en prendre un coup.

Allez à rebours. 

N'allez qu'à rebours.
Allez vers ces chemins de traverse et évitez les empires suivistes du marché, le marché étant contiguë et généralement adossé à çui qu'à la plus grosse. Barrez-vous, foutez le camp, cassez-vous, rejoignez cette dissidence qui s'appelle le cerveau et ce qu’il conçoit de plus beau loin des impératifs du marché, malgré ce qu’on s'apprête justement à faire de lui pour des impératifs de marché.

Allez, par exemple, chez le dernier éditeur de l'autobiographie de Marianne Oswald, Benoît Broyart et sa librairie, celle-ci fonctionnant selon un modèle propre à l’auteur. Ce genre de personnes, même s'ils ont tant à raconter, ont comme caractéristique première d'écouter plus qu'ils ne parlent.
Moulin à paroles moi-même, j'en ai fait l'expérience lorsque je rencontrai l'auteur et la dernière amie de Marianne Oswald, Janine Marc-Pezet, accompagnée de son charmant accent marseillais, au dernier festival du livre de Quiberon.

Merci à eux pour ce qu'ils sont et ce qu'ils ont fait, et allez voir impérativement, avant qu’une ogive russe ou américaine (kif kif) ne nous tombe dessus, ces coffres aux merveilles que sont certains livres, dont celui-ci, mine d'or, de diamant, de dentelles, et qui a le partage de vie, l’émerveillement, la rage, la colère, la décence et la différence des êtres comme point de vue, point de vie, point commun. 
Et puisqu'en partie, qu'on espère la plus grande possible, ça ne tient qu'à nous de rester encore des enfants (conscients).

Je n’ai pas appris à vivre, par Marianne Oswald, Éditions Benoît Broyart. (Introduction de Jacques Prévert) 



jeudi 16 janvier 2025

Les Iddyles de la complicité, de Carl Watson

     Quand il m’arrivait encore d’en ouvrir, la quasi-totalité des bouquins me tombaient des mains. C’était dû à la période, comme à moi-même, un moi-même peu engagé dans une période peu engageante. Pas spécifiquement du fait que j’aurais dû me chercher un boulot et que ça m’était prioritaire, mais parce que ces livres semblaient sans goût, sans saveur, eux-mêmes désœuvrés d’eux-mêmes quand ils n'étaient pas surgonflés par l’impérieuse nécessité de survie d’un milieu tout entier. Du Voici le temps des assassins, le temps des assassins était finalement arrivé tranquille, puisqu'on l'avait laissé faire, même qu'on l’avait appelé et encouragé, consumérisme, tout en égotisme social personnel, aidant.

S’était alors répandu, avec la coulée sûre d’une source intarissable, cette pesante certitude d’une innocuité totale au milieu d’un monde hardcore ; comme si l’on évoquait Chateaubriand dans l’espace Shampooing d’un centre Leclerc tout ça sur du Gilbert Montagné.
En vérité, la confusion et une façon particulière propre au marché de noyer le poisson avaient créé des dommages irréparables dans le cerveau des plus avancés de nos concitoyens, déjà préalablement abîmés par le vide culturel ambiant mélangé à la société du travail et ce qu'elle vous préparait en tant qu'espace de débilité afin que vous surconsommiez comme un âne à votre tour. Bref, le bouquin était devenu un produit comme un autre, et même plus désirable et attractif qu'un autre. Les capitalistes avaient compris que le cerveau des gens portait en eux une infinité de marchés porteurs en perpétuel bouillonnement à aller pêcher du gros chiffre en continu. Noël en était l'exemple parfait. Plus les auteurs(trices) se présentaient lourds de conséquences, moins ils en exprimaient quoi que ce soit.

Alors quand on en tenait un gros (poisson), qu’on ferrait une promesse, à l’image des chercheurs d’opale au fin fond du bush australien chez RMC découverte, on ne lâchait pas, les copains élevés à mâchonner des cailloux vous auraient regardé droit dans les yeux, alors l’on insistait, déjà parce qu’on avait pas le droit de faire comme s’il n’y aurait pas eu, quelque part, une famille à nourrir. C'était une question de vie ou de mort. Vous allez me dire pour le secteur aussi, hein, mais je vous répondrai, à l'image du secteur lui-même : hors sujet.
Franck Payne, l’autre de Carl Watson, m’était familier du fait d’un premier vrai bel opus (À contre-courant rêvent les noyés) mais l’auteur m’avait, bien avant ça, emporté avec le sublime « Sous l’empire des oiseaux" (Vagabondes éditions).
On avait pas lu ça depuis les grands ; Buk, Fante, Braverman, forcément talonnés par une ribambelle de poussifs. Passer à côté était criminel. C’est pourtant ce que s’acharnait à faire tout un milieu, occupé à chier ses crottes avec l’impressionnante ponctualité d’Amazon relayé par Mondial Relay. Et c’était pas ce vide tout en cooptation plouf-plouf qui aurait pu me démentir, puisqu'il ne finissait plus qu’à s'adresser à un écosystème qui, jour après jour, se réduisait.
Donc, rebelote. 
Des auteurs pareils, ça vous oblige. Ce qu’ils ont dû tirer d’eux-mêmes (d’elles) mérite qu’on essaye de se mettre à la hauteur des enjeux. Car eux le savent, ce qu’ils sont : Vie, mort, totalité, tonalité, non pas Bon A Tirer.
Ce qu’il y avait de mieux sous les auspices ces derniers temps, c’était sans conteste un magicien encore en exercice. Ca tombait bien, c’est ce qu’était Carl Watson.
Je décidai alors de fourrer ma lecture du moment au fond de mon derche et de m’envoler vers les idylles de la complicité.


D'À contre-courant rêvent les noyés à cet opus l’on passait des crevardes années 70 aux eighties bardées de pubards, signe d'un monde en voie d’agonie. Ce qui est bien avec Watson, c’est qu’il demande le maximum (écoute, attention, concentration). L’idée étant, de faire cette partie du boulot qui consiste à se creuser les méninges jusqu’à accepter d’avancer sur un territoire inconnu. Les mots ne vous « pètent » pas à la gueule (ou rarement, puisque la plupart du temps c’est d’un argument de vente dont il est question), il faut accepter d’aller les chercher et c'est à partir de là qu'ils prennent leur profondeur et leur saveur (loués soient les traducteurs).
L’auteur, lui, va au bord de l’inexprimable, il va même au-delà, et c’est à mon avis, le sens même des livres et de la littérature en général ; dépasser le constat, enfoncer la porte de la platitude, changer le paradigme, exploser un verrou du langage pour chercher à exprimer « autre chose », à la limite ce que l’auteur lui-même n’aurait pas voulu, ou ne se serait pas attendu à voir sortir, bref, tenter enfin de découvrir ces terres inconnues de lui mais qui pourtant, en finalité, sont lui, et donc, forcément, nous.
C’est ce qu’on trouve chez l’auteur, cette facilité sidérante à vous faire basculer, par les mots et la langue, dans un cheminement allié à une imagination elle-même reliée à une réflexion profonde. Limites, franchissement, puis…bascule. Sur ce chemin de crête, après y avoir découvert les cimes. Et lorsqu'on redescend, c’est pour l’aventure d’une anecdote hallucinante ou l’aboutissement d’une réflexion troublante doublée du vertige propre à l’immensité du point de vue. Qu’on embrasse et pas que du regard, puisque chez Watson, la conscience géographique semble irrémédiablement liée à la conscience tout court. Le reste est pianotement, classe et grâce. 

Pour dire quoi, vous me direz ? A peu près tout de ce qui nous constitue, ou du moins qui constitue notre nature comme l'expérience qu'on finira par avoir de la vie dans sa belle et simple foutue vraie complexité.
Ce livre est un voyage, une remontée dans le temps et dans sa première partie l'irrésistible (mais très risible) description d'un milieu. Dans la seconde, une découverte de l'Inde, un voyage au cœur de soi et de la relation à l'autre donc aussi de sa perte. Payne (Watson) est désormais plus installé dans sa vie que dans son passé précaire cahotant de boulots en boulots, mais la vie, ses sens, leurs directions et la traduction constante de ce jaillissement de conscience en la forme d'un flux permanent est toujours aussi fascinante à lire. 

Extrait :
“Bernadette répétait souvent que la divinité corrompait et que c’était elle qui détruisait la plupart des gens, car lorsqu’on convoque l’esprit d’une icône pour renforcer sa propre médiocrité en ce monde -que ce soit une déesse, une star de cinéma ou n’importe qui d’autre-, on fait commerce d’une marchandise qui commence à perdre de sa valeur dès l’instant ou elle est acquise. Et puis ces intellectuels populistes qui tentent de justifier le culte de la célébrité en l’associant à des personnages mythologiques se contentent de donner un aspect rationnel à ce que Bernadette qualifiait de paresse spirituelle. Cela, elle pouvait le pardonner, mais pas ces rapprochements irresponsables avec la divinité. D’après elle, le culte bidon de la déesse avait pour seul résultat de rendre les femmes inertes, de les enfermer dans un double lien nocif. Que se passe-t-il, par exemple, lorsque “l’élue” est contrainte de se demander : “qui suis-je pour priver ces masses affamées de ce dont elles ont besoin ?” Personne ne s'intéresse à la solitude qui accompagne cette décision, ni au conflit intérieur causé par l’arrogance et la soumission simultanées. Tout cela afin d’expliquer pourquoi, enchaîna Bernadette, lorsqu’on tenta de lancer les cendres de la Callas dans la mer, elles revinrent en plein visage des participants à la cérémonie. Tel est le jugement des morts. Mais telle est aussi notre complicité avec les défauts d’autrui.
“ Que veux-tu dire par là ? demanda Kathe, doutant des convictions progressistes de son ami.
- Je veux dire que ces personnes n’existent pas sans nous. Nous sommes complices de l’ego d’une femme comme la Callas, tout comme nous sommes complices de la violence de Kali ou de la virginité de Marie, ou de la tragédie de Janis et de Jimi. Et nous sommes tout autant complices du prétendu mystère de Sophie. Personne n’est ce qu’il est sans la place qu’il occupe dans les récits de son entourage. En fait, on ne sait jamais avec certitude qui on est, en dehors de nos propres perceptions et de leurs limites.”

Les Idylles de la complicité, Carl Watson, éditions vagabondes (2023)



jeudi 2 mai 2024

L'enfant rivière, d'Isabelle Amonou


     Il y a des livres qui sont tellement grands qu’ils vous sortent du temps, celui-ci en fait partie. Isabelle étant une copine, la critique est forcément sujette à caution. Sauf que les mots et les histoires ne mentent pas. Puisque d'arrangements, il s'agit là plutôt de dépasser l'entendement. Isabelle Amonou ne boxe pas, elle cajole, façonne, bâtit scrupuleusement, elle affine, creuse et travaille au corps le récit, avant de t'envoyer très loin dans les cordes de son histoire, cette magnifique, immense, tragique histoire.
Flotte tout doucement, comme s'égrenant, le sentiment que par un biais détourné, celui du personnage de Zoé, l’autrice parlerait alors peut-être un peu d’elle-même. Et ce, comme dans tout le livre, dans un style-verbe qui ne laisse rien traîner ni au hasard ; sec, réduit à sa plus simple et si juste expression, et qui n’en est pas moins, probablement même justement de ce fait, prenant, virevoltant, poignant.

De toute part, comme si à son tour il prenait l'eau, le temps lui-même semble s'être accéléré au cœur de cette histoire qui se déroule au Québec dans un futur proche devenu chaotique : Crises, effondrement politique, violents conflits internes, montée des eaux, explosion migratoire, on est passé du Mexique aux Usa aux étasuniens fuyant en masse leur pays pour rejoindre le Canada. L’histoire d’un homme, Thomas, et d’une femme, Zoé, parallèlement à celle d’une famille, séparés six ans plus tôt à la suite de la disparition de leur enfant ; deux histoires qui ne se sont plus croisées depuis, hantées par le ressentiment, le remord, la culpabilité, une colère réciproque que rien n'aura pu apaiser. 

Aparté : J’avais aimé la nouvelle “Reconstruire” d’Isabelle Amonou en ouverture du recueil Rennes no(ir) Futur, où là aussi, mais différemment, une catastrophe climatique dévastait la ville mais finissait par ouvrir sur un pur amour. L’amour qui aurait alors relié Thomas et Zoé dans la tête de l’autrice, préfigurant ce récit ? Son essence, son idée, qui aurait germée à la suite de ses voyages en Amérique du nord, aux confins des civilisations occidentales qui, à une époque pas si éloignée que ça, ne cherchaient qu'une chose : anéantir la culture des autochtones en l’occidentalisant en moult brimades dans des pensionnat religieux sous prétexte d'assimilation ?
Puisque dans cette trame et tranche de vie, et celle de cette famille, en ce milieu, de rivière entre Québec et Ontario, aux confins du ouatarais, Isabelle Amonou ne remonte pas que le fil de l'eau mais celui du temps et de l’histoire du Canada, ainsi que l’histoire tragique des autochtones, récit qui se développe d’une façon époustouflante dans une richesse historique rare.

À partir de là, comme haletant, à bout de souffle, on remonte également le temps d’une passionnante histoire d'amour où les relations du couple vont être tiraillées de toute part : de part leur identité à chacun, leur façon d’appréhender la vie, jusqu’à une autre sorte d’appréhension, justement, celle, lorsqu'il est question, avant le drame de la disparition soudaine de l'enfant, de son éducation.
Réaction du père au récit d'un conte lu par la mère :
- il est trop violent ton récit.
La mère :
- Mais non justement, il faut qu’il apprenne.
Etant chargée de sa garde au moment de sa disparition, tout l'aura alors accusé elle.

Six ans après, Thomas, revenu pour enterrer son père, recroise Zoé. Les souvenirs, le récit de leur vie commune et la douleur de chacun reviennent hanter le présent. 

Son nouveau travail à elle consiste à chasser des enfants isolés migrants pour les faire expulser (“les protéger” s'arrange t elle à se faire croire afin de justifier le genre d'humanité de son action) moyennant monnaie. Sa mère (Camille, nom occidental qui lui a été donné dès son enfance) est une autochtone algonquin alcoolique qui peint pour, sans qu’elle n'en ait pleinement conscience, exorciser son enfance à elle marquée par la violence d’une annihilation de sa culture comme l'a longtemps subie sa communauté traumatisée par les violences, la mise au pas et cette honte qui laissera des traces indélébiles.
Lors d’un épisode de chasse, Zoé va alors croire apercevoir cet enfant perdu six ans auparavant, dont elle, bien plus que lui, évaporé à la suite de ça, n'aura jamais vraiment fait le deuil.

La justesse des échanges des deux parents jusqu'à leurs introspections, à propos de leurs responsabilités ou justement dans leurs perceptions d’une absence de responsabilité au moment de la disparition du petit, est d'une subtilité magistrale. Finalement, ça ne serait pas plus son imprudence habituelle à elle, habituée à flirter et à faire flirter avec le danger le gamin, que la peur soudaine de Thomas voyant l'enfant qui terrifiait souvent ce dernier jusqu'à le déstabiliser (au bord de l'eau, là où ils vivaient), qui auraient pu jouer un rôle dans sa disparition. Mais quoi, alors ? Et qui est vraiment ce gamin à demi-sauvage d'une dizaine d'années ? 

L'incroyable finesse psychologique des personnages pris dans la trame de leurs douleurs est alors étoffé par le mécanisme diabolique de la précision narrative de l'autrice qui embrasse tout le reste : histoire, région, temps, époque, époques qui finissent alors par se superposer enrichissant le récit d’une façon étourdissante.

S’en suivra un tourbillon haletant en forme de recherche de conquête puis d’une reconquête présupposée, là où l'intensité dramatique du roman (l’autrice n'aura jamais autant mérité le terme de romancière) atteint des sommets.
La pluie, la rivière, ces colonies de migrants, ces enfants à l'état sauvage et d’une violence extrême, qui errent, ces guerres intérieures larvées qui ne disent pas leur nom et la reconquête et la reconstruction de l’histoire troublée des peuples comme de celle, faite de bric de broc, mais surtout de violence et de chaos, d’une famille.

Par les femmes, forcément, seules survivantes d’un désastre façonné par les hommes.