Ni synthèse et encore moins prothèse, mais pas
loin d’une thèse, puisque d’elle, j'ai lu finalement deux livres, son premier
et son dernier.
Embrasser, aurait-elle dit ?
Recluses
Tel un petit Poucet, si Séverine Chevalier s'est enfoncée dans la forêt, c'est pour mieux vous perdre mon enfant.
Cependant, les cailloux disséminés ici et là comme autant de balises dans le récit devraient faire en sorte que vous puissiez vous y retrouver. Juste un peu. Pas plus. Parce que démerdez-vous sinon.
Par contre, les mots, eux, c'est son boulot et vous trouverez pas mieux pour les ciseler aussi finement et en faire des marteaux jusqu'à vous ébranler.
C'est comme lorsqu'on les cherche jusqu'à se suspendre (en) soi-même. Perché, l’on pourrait dire de vous que vous êtes, de l'extérieur, mais c'est pas tout à fait ça non plus puisqu’au contraire on est plus près que jamais de ce qu'on s'échine à scruter et à rechercher, mot-phrase-justesse pouvant donner à voir où à faire voir.
Il semble, et c'est probablement là une part
de sa magie, que Séverine Chevalier ne cherche pas vraiment, puisqu’elle trouve
intuitivement, et que ses mots sont exactement ceux qu’il faut et pas d'autres,
ça pourrait faire radicalement frisquet dit comme ça, mais non, c'est comme un
enrobé d'évidence mais façon martèlement et avec une relative douceur.
Immense aussi ce soin pris par l'autrice pour
s'atteler au récit de la vie des gens, comme passés au crible d'une
entomologiste hors pair, penchée de la même façon sur son microscope pour
décrire ces micro-mondes volcaniques aux portes de l'implosion que nous portons
tous en nous (ou presque). Ces supputations, ces penchants, ces inquiétudes,
ces tourments, ces formulations intérieures, ces interrogations, qui nous
laissent, elles, aussi, suspendues. À fleur de peau, pourrait-on dire. Mais avec l'autrice on rejoint l’épiderme du
vécu qui va droit au but ; perfection dans le fait de dire l'indécision,
l’instantanéité des pensées jusqu'à l'intériorité la plus profonde des
personnages.
Dis comme ça ça fait tartine mais c'est
beaucoup plus simple que ça puisque chez elle, ça coule de source.
Bref, elle est une orfèvre qui va à l’os mais
pas exactement là où elle veut aller, puisque, et c'est l’autre versant de son
talent, elle ne sait parfois pas tout à fait où elle va, étant donné que ça
serait vers une sorte de poésie directe du dire instantané, qu'elle tend. Vers
ce que les mots, eux, voudront bien lui donner.
Et puis il y a l’histoire, les histoires, et
la et les façons de la/les dire lorsqu'elles viennent de plusieurs
protagonistes.
Trois personnages : elle-même Suzanne,
première narratrice, Zora cette fille en jaune qui se sera faite exploser dans
une galerie marchande un jour, entraînant 15 mort dont un bébé, sa petite sœur
muette et handicapée moteur Zia, qu’elle sortira de son institut pour l'emmener
avec elle sur la route de sa quête visant à reconstituer le parcours et la vie
de cette fille en jaune, et puis d'autres, tout aussi scrupuleusement décrits
et embarqués, ou croisés en cours de route, comme sur la galerie de cette voiture
qui zigzaguera partout à travers le pays suivant cette même quête, en filigrane
de sa vie et de ce qu'a pu donner sa sorte de famille à elle : soeur-poids-mort
qu’elle couve comme une mère, mère morte d'avoir trop fumé à ne rien dire
devant sa fenêtre, et pas de père ou si peu, mais surtout pas besoin tellement
c'est pire que tout.
Les voix désaccordées des protagonistes de la
même histoire formeront alors une étrange mélopée, mais sans la moindre fausse
note. Au contraire. Une vraie symphonie chaotique, accordée aux notes
distendues des récits, jusqu'à ce chemin emprunté qui, soudainement, comme
l'histoire elle-même, va déraper.
Mais qui est Suzanne, au fond ? Et qui est
(vraiment) Zia ? Et qui était Zora ? Et pourquoi et à quoi bon, cette quête ?
L’ombre de la fille en jaune, toujours
partout, reviviscence implacable d'un vécu choc et d'une mort explosive qui
vous a, vous et le bébé, presque laissé sur le carreau ; le père de Zora,
bonhomme désabusé chevauché pour ses secrets, ces êtres croisés qui auront peut
être croisés la fille en jaune, des lieux, existences chaos et chaotiques ou
perdues, machiavéliques et parfois même en quête de, et puis, et surtout, cette
écriture, du souffle, de la respiration et du silence, pour dire et raconter.
Dans une langue si puissamment poétique qu'on
pourrait presque s'y perdre, comme dans une forêt d'ailleurs, mais on s'y
perdra jamais autant que les personnages face à leur psyché elle-même, dans
leurs doutes, peurs et interrogations, ce qui revêt un caractère doublement
troublant et rend l'œuvre elle-même si troublante.
L'on dit souvent d'une route que ça n'est pas
son aboutissement ou sa finalité qui importe (point A, point B), mais le chemin
lui-même et ce qu’il aura fait de nous.
Chez l’autrice, les deux sont vrais, se suivent, cohabitent, s’entraînent et se
renforcent même dans ces entrelacs de vies qui racontent les liens entre les
êtres et ces trames de personnages aux destins et aux desseins enchâssés.
Et si la fille en jaune n'avait été qu’un
prétexte ou un détonateur, et pas forcément, seulement, celui que cette
dernière aurait eu en main ?
Rarement autrice ne m’a paru brasser et
embrasser la vie et son tout dans son ensemble, aussi bien et aussi puissamment
jusqu'à la langue elle-même, qu'elle sonde en permanence.
Un livre impossible à résumer tant il est
dense, profond, vibrant, vivant et poétique à la fois et une autrice comme il y
en a peu, là où le secteur, et c'est heureux, ne pourra jamais la cataloguer ou
la catégoriser complètement. Mais ça reste, et c'est là que la magie opère
également, un vrai polar, ou du moins un roman noir, mais qui emprunte le
chemin le plus obscurément lumineux du récit personnel.
La croiser à Penmarc'h (Goéland masqué),
c'était croiser un rire. D’une démesure souriante ? D'une euphorie particulière
face à l’existence (revenue de tout ?). De cette hilarité propre aux cerveaux
en perpétuelle ébullition ? Ou le rire d'elle-même et de nous tous et de trop
bien le savoir ?
A moins que ce ne soit simplement la joie des
autres, de les voir, de les retrouver, de les ressentir, de vouloir là aussi
les “embrasser”, ou simplement d’avoir pu les rencontrer.
Elle en serait bien capable.
Ce livre serait-il l'expression d’un déluge qui charrie les êtres comme
les pires secrets pour pouvoir mieux les mettre en lumière ?
De ça, et du reste, je ne vous dirai
évidemment rien.
Théorie
de la disparition
Séverine Chevalier n'a vraisemblablement rien à voir avec le personnage principal de son dernier roman : La femme de Mallaury, l'écrivain important.
Et pourtant, sa façon de dépeindre le milieu du livre et des salons est jubilatoire. Les comportements, les gênes, les convenances, les convenus, les connexions plus ou moins fabriquées pour, les pas venus, les trop présents, les groupes qui rient beaucoup et les gens qui savent toujours quoi se dire.
Elle est la femme effacée qui fait office d’à
peu près tout mais surtout d’organisationnel du mari, l'écrivain important, la
présence enveloppante et rassurante, l’arrondisseuse d'angle, le souffle et la
respiration palliative au cas où, la chose agréable qui se diffuse,
l’accompagnatrice principale, bref, elle sert de justification et globalement
de secrétaire et de paillasson quand le grand écrivain est ronchon et vous le
fait savoir. À avoir été monté en épingle, ou caressé dans le sens du poil un
peu trop longtemps, c'est que ça finirait par se la péter un peu, ces
bestiaux-la. Mais ce qui est lumineux dans l’écriture n'est pas dans la
description de l'auteur, mais plutôt en ce que la position et le rôle de la
narratrice lui font devenir, toute en intériorisation lamentable de sa propre
servitude, prose sublime dans laquelle l'autrice est irrésistible de drôlerie.
Puis un jour, glissement fatal. Un détail, un
minuscule rouage, un mécanisme, une toute petite chose, mot échappé du cirque à
ciel ouvert, petit caillou qui va tout enrayer et la faire basculer.
Séverine Chevalier est orfèvre pour faire de
ces micros choses dans des micros moments, une obsession qui finit par tout
dévorer et vous avec.
En parallèle, en filigrane, des souvenirs de
sa vie et de celle, traumatique et pourtant très antérieure, de sa famille,
mettant à jour ses failles et ce qui fait qu'elle se demande qui elle est et ce
qu'elle a bien pu devenir, là, à suivre ce grand dadais bien en vue vénéré par
tout un secteur d'activité.
Disparaître, alors, pour tenter de se réécrire
?
Séverine Chevalier brasse tout, l'histoire des
personnages et ses mésaventures intérieures à elle, dans une gigantesque et
touchante lessiveuse dont on ne voit plus le bout. C'est ça quand on est un
buvard et/ou une éponge.
Autant ces constantes digressions ouvrant une
porte sur un épisode de la vie de la narratrice pourraient être pénibles et
n’amener à rien, autant elles complètent formidablement le tableau qu'elle fait
d'un personnage et de sa vie et de ce qui fait qu'elle se serra retrouvée là,
dans le récit et dans le sens de l’histoire-même qui est en train de se
dérouler.
Le génie, ça doit être ça. Cette sorte de
matrice implacable qu'est un esprit qui capte tout et enregistre tout d'un
temps, d'un moment, et tout ce qu'il y a, l'autrice le dit si bien, “en
dessous”, creusant la vie des êtres dans toute la multiplicité de leurs
strates.
Séverine Chevalier se fout/moque des grands écrivains (de pacotille), elle ne s’accroche qu’aux micros détails, mais elle est elle-même, et probablement ne voudrait t’elle pas en entendre parler parce que comme dit plus haut ça ne sert à rien qu'à se brosser, une très grande écrivaine. Elle enfonce tout, et même s'il faut, et justement, les portes ouvertes, qui en deviennent alors tout à coup plus physiquement présentes que jamais au vu du soin et de l'application qu'elle prend à les dépeindre, les imaginer, les gratter, les repeindre, à en suivre et à en redessiner les contours, à en dire les traces, douleurs et vécus, comme de milles vies, à les raconter et à en raconter les fondations jusqu'à leurs raisons d’exister.
Ni disparition, c'est une présence à la vie
rare et comme jamais, que nous avons là.
Ses récits sont immenses car ils ne disent
rien d'autre que la lisière ou le liseré des choses. Et c'est le plus
intéressant puisque c'est le dévoilement de ce que nous sommes. Cet ourlet,
cette sorte d'interface qui gobe tout et voit tout. Cette lisière, cette
frontière, cette ligne fine cachée dans le velours de nos êtres et de nos
pudeurs qu’elle dépeint et dessine, cette tranche, épaisse ou moins, mais d’une
vie comme jamais.
Allongé dans mon lit, probablement du fait
d'un souvenir d’enfance très enfoui, j'ai toujours touché avec une jubilation
curieuse ou le besoin d'être rassuré, cet ourlet, ce rebord de drap qui se
repliait finement sur le bord et qui provoquait en moi un vrai vertige
plaisant, une sorte d'extase intérieure infinie. Le monde aurait pu s'effondrer
et ma vie arriver à ses dernières secondes que ce qui me ferait me sentir
vivant et entier jusqu'au bout, serait de toucher avec deux doigts cet ourlet,
le malaxer jusqu'à oublier l'instant et l'effet puissamment apaisant qu'il serait
toujours susceptible de me procurer.
L’inconscient, mais le tactile et le sensible,
finalement comme moteurs de nos actes et de qui nous sommes.
C'est d'une de ces sortes de liseré, d’ourlet,
sur cette sorte de fibre et fil là, finalement sur cette crête comme d'une
vague instantanée, que Séverine Chevalier retranscrit sa vie et la
quasi-totalité des nôtres.
Et c'est quelque chose.
A noter : pour des portraits d'écrivains gratinés, lisez le remarquable :
- Le grand écrivain, de Jean-François Merle, portrait au vitriol d'un personnage comme d'un monde par un vrai connaisseur.
-
“Les Âmes Déglinguées” de Claude Bathany, et deux de ses merveilleuses
nouvelles “Être un auteur de romans noirs” et “Déjà trois cent mille
exemplaires vendus” qui disent pour l'un, l'auteur phagocyté par sa doublure,
pour l'autre, le manipulé par son futur éditeur. Jouissif.